DEFCE – Surface Tension

De prime abord, à l’issue d’une écoute à la volée, on a l’impression que Surface Tension n’est qu’un bloc monolithique et sans finesse. Il distille néanmoins bon nombre d’éléments qui accrochent l’oreille tout du long. Quelques beats tellement épileptiques qu’ils en deviennent hypnotiques, des nappes distordues et imposantes ou un vague canevas déviant qui avale la lumière pour ne restituer que l’ombre. Ce sont ces mêmes éléments qui, un peu plus tard, poussent les mains à pianoter une nouvelle fois sur le clavier pour tracer le chemin numérique qui aboutira au bandcamp d’Ohm Resistance. La deuxième écoute et toutes les suivantes montrent alors à quel point il ne faut jamais s’arrêter à la première. Monolithique, Surface Tension l’est assurément. Sans finesse, aucunement. Premier manifeste signé DEFCE – duo réunissant Jonathan Baruc aka Create Her aka DeQualia (co-fondateur du netlabel new-yorkais End Fence) et le plasticien « hyper-surréaliste » Clement Van Holstein aka SHVLFCE – ce bloc abstrait extrêmement sombre tente de définir un nouveau courant musical que ses créateurs nomment « DRUMCODE« . Méfiance tout de même. Le paysage musical actuel est déjà suffisamment surchargé en étiquettes, chacune représentant l’infime variation d’une entité souvent plus générique que l’on pourrait également rattacher à un courant lui-même beaucoup plus large. Bref, même si on en use et abuse, on n’aime vraiment pas ça, ce qui est, on le conçoit, un sale paradoxe. Quand, en plus, c’est l’artiste lui-même qui se l’adhésive sur le front, on s’attend à une musique bien trop occupée à respecter les tables de la Loi dans une tentative totalement vaine de sonner différemment pour laisser affleurer l’émotion. Pourtant, encore un sale paradoxe, on aime aussi beaucoup les disques prototypiques. Mais assez parlé de soi, drumcode donc. En gros, des beats avoisinant invariablement les 185 bpm, portés par une grosse caisse au centre, point névralgique d’une arborescence qui s’éparpille en milliers de micropercussions et surtout, tout autour, des nappes, des sons et des bruits qui portent bien haut les couleurs du spleen synthétique et revendiquent la désespérance de la machine. Dans un premier temps, on en prend plein la gueule. Puis assez rapidement, on se retrouve à converser avec les araignées qui peuplent la boîte crânienne. Non content de faire mal physiquement, le drumcode fait tout aussi mal psychologiquement. Ce qui n’est tout de même pas si nouveau. Des musiques jusqu’au-boutistes, on en trouve plein dans les pages de ce blog.

Oui, mais voilà, DEFCE sort chez Ohm Resistance, label qui sait de quoi il parle et lorsqu’on lit que Surface Tension « is one of the deepest masterpieces in [their] house« , on se dit d’abord que l’on tient-là quelque chose et surtout, que l’on est foncièrement d’accord. On aura rarement entendu amalgame drum’n’bass industrialo-noise-technoïde si implacable, y compris au sein des productions estampillées du vénérable logo brooklynois, ce qui n’est pas un mince exploit. DEFCE, c’est un peu les fulgurances sévèrement noires de Scorn qui croisent le fer avec les abstractions majestueuses de SIMM, les canevas élégants de Bojanek & Michalowski bousculés par la vision sans concessions de Submerged. Surface Tension est totalement Ohm Resistance, rappelant à la fois son versant électronique et sa volonté d’ouverture. Surface Tension est aussi totalement réussi. Cette évidence saute au visage à l’écoute de titres de la trempe de Northern Solace, January ou Lilac Requiem. Longs, rampants et sans issue, leurs pulsations cardiaques s’accrochent aux tympans puis s’attaquent au cortex à grands coups de lames de fond abstraites. Samouraïs synthétiques, ils coupent et tranchent, zèbrent l’espace de leur gestuelle guerrière savamment chorégraphiée. On danse les bras en l’air mais on est très vite accueilli par une pluie d’estafilades. C’est à la fois complètement cérébral et totalement décérébré : les beats nous emmènent loin du corps mais la répétition nous y ramène irrémédiablement et les morceaux finissent pour nous y enfermer à double tour. Atmosphérique mais aussi mathématique et surtout complètement disloqué, Surface Tension effectue un grand écart improbable. Il semble arpenter un chemin tout en marchant dans la direction contraire : on le croit massif, il se montre léger, on le conçoit aéré, il se révèle au contraire extrêmement dense et on est assailli de sensations antagonistes à son écoute. Un peu perdu, on se rabat sur la tracklist pour savoir où l’on se tient et on se retrouve toujours ailleurs et à un autre moment. C’est là le côté monolithique susmentionné. Pourtant, à bien y regarder, les morceaux ne sont pas à proprement parler gémellaires, DEFCE chaussant parfois ses bottes de sept lieux pour arpenter un relief accidenté au pas de course (Helial Harvester, Phyllum Roller ou MAO-A par exemple) alors qu’il peut se montrer relativement calme et introspectif l’instant d’après (Decisive, The Subject, Dipole ou encore l’implacable Drone Towel) tout en étant en permanence torturé.

L’écoute de Surface Tension provoque un ouragan dans le crâne, elle peut même se montrer épuisante lorsqu’on l’envisage d’une traite. Intransigeant, en permanence noir et déshumanisé tout en provoquant plus d’une fois de sacrés frissons sous l’épiderme, le monstre de bakélite hypnotise. Complètement captif, on a bien du mal à se détacher du faisceau abstrait et aliénant de son crépusculaire soleil noir. On en deviendrait presque diptère.

Puisqu’au final, il s’avère impossible de briser le drumcode.

« Masterpiece » ? On n’en est pas loin en tout cas.

leoluce

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