Spelterini – Pergélisol / Chorémanie

Toujours très en retard, il va sans dire. Pourtant, celui-ci a très vite fait son trou. Ses innombrables circonvolutions, son goût pour l’errance et la répétition forcenée, sa tension intrinsèque et surtout, cette façon de laisser le temps au temps en font un disque à part. Qui dépasse les limites strictes de l’objet : deux titres et basta mais deux titres qui résonnent longtemps dans l’encéphale, comme les répliques d’un séisme originel que l’on perçoit encore longtemps après. Attention, ce qui agrafe, ce n’est évidemment pas la forme des morceaux que l’on serait bien incapable de fredonner sous la douche mais plutôt leur nature profonde. On dirait l’émanation musicale du flux intérieur : ça ne s’interrompt jamais et ça suit un chemin tout à la fois rectiligne et désordonné. On peut vouloir l’arrêter ou le réguler mais on sait bien qu’au bout du bout, qu’on le veuille ou non, il continue sa course aliénée.
Le disque fait de même : il contient une musique qui coule comme le sable entre les doigts. Une musique dense aussi. Qui répète inlassablement les mêmes motifs tout en les faisant continuellement muter. Se déplaçant strictement sur la frontière ténue qui sépare le mouvement de l’absence de mouvement. Évidemment, ça tombe bien puisque le groupe s’appelle SPELTERINI et emprunte son patronyme à une funambule – Maria Spelterini – qui fut notamment la première (et la seule) femme à avoir traverser les gorges du Niagara sur une corde raide (en 1876). Ça lui va bien à ce groupe. En équilibre au-dessus des trombes. Un fil droit et tendu cerné par les embruns et les grosses masses d’air qui remontent. L’eau se fracasse, transmet son entropie et ça bouge, et c’est casse-gueule, et c’est périlleux. Mais on avance tout de même.

Deux morceaux d’un quart d’heure chacun qui donnent leur titre à l’album : Pergélisol / Chorémanie. Le premier est aussi pelé que le permafrost (dont il porte le nom), le second, tout aussi hystérisé que la danse de Saint-Guy (dont il porte le nom) mais à vrai dire, les deux morceaux fondent tellement l’un dans l’autre qu’il est inutile de vouloir à tout prix les différencier. Et puis chacun montre cette faculté à abandonner sa structure inopinément pour tout simplement passer à autre chose. Ça multiplie les azimuts, ça échantillonne à tout-va et la dislocation est permanente. C’est très félin aussi. C’est-à-dire que l’on retrouve bien là-dedans la patte de chacun des SPELTERINI : deux (feu) Chausse Trappe aux guitares (Nico Joubo et Meriadeg Orgebin qui manipule aussi un synthétiseur), deux Papier Tigre à la rythmique (Pierre-Antoine Parois à la batterie, Arthur de La Grandière à la basse et, lui aussi, au synthétiseur). Alors, bien sûr, difficile de ne pas avancer que SPELTERINI sonne exactement comme la rencontre des deux, que l’exploration y est de mise et que l’on retrouve là-dedans quelques éléments prototypiques de l’un et l’autre. Pour autant, il ne s’agit pas d’un ersatz : c’est bien un vrai groupe que l’on entend, tout aussi pertinent que les deux qui l’alimentent.
Les deux guitares virevoltent, le parterre est haché, implacable et élastique et l’ensemble donne le tournis tout en restent bien campé dans une forme de répétition insidieuse et retorse dont on a bien du mal à circonscrire les motifs. Ce qui est très prenant, c’est cette façon d’être tout à la fois rigide et métamorphe, aéré et plombé, ouvert aux accidents et extrêmement carré et finalement, d’être dans cet entre-deux qui efface toute forme de repère. Pergélisol / Chorémanie est réellement, à tout moment, un disque sur le fil.

Pergélisol ne s’embarrasse d’aucune forme d’acclimatation. Pour l’auditeur, c’est d’emblée la sécheresse et une forme de groove paradoxal, émacié, qui résonne dans la cage thoracique. Les stridences apparaissent, la répétition oublie petit à petit ce qu’elle répète, ça bute sur des coups de semonce de longues minutes durant, la rythmique prend les devant puis recule avant de reprendre de plus belle. Ça dure un quart d’heure mais c’est bien trop court. Idem pour Chorémanie, une entame pied au plancher et toujours ce fond élastique. Implosion après cinq minutes, ne subsistent qu’un bruit sourd et quelques nappes esseulées. Puis presque le silence. Explosion à huit minutes. Explosion encore à douze minutes et au revoir.
Mais tout ce qui est écrit ici est totalement inutile : écoutez simplement ce disque hors du temps, chamanique et prenant.

Brillant.

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