Chevignon – Déchirance

Personnellement, le vocable Chevignon me ramène toujours en arrière, à une époque moribonde où ces saloperies de mocassins à glands écrasaient le monde, la plupart du temps associés à des fringues onéreuses arborant l’envol d’un canard comme logo. Heureusement, depuis le début des 00’s, Chevignon renvoie également à quelques disques, exclusivement des splits, partagés avec MaryPoppers (2005) puis avec Torticoli (2013) au sein desquels l’honni canard n’a jamais plus déployé ses ailes parce que «la chasse, c’est plus fort que l’amour». Et de ces hideux mocassins à glands susmentionnés, Chevignon ne garde au final que l’appendice. Ça tire même dans tous les sens. Deux guitares incisives qui se disputent toute la hauteur du spectre et le découpent invariablement au scalpel, une batterie lapin Duracell à la précision d’orfèvre et une voix mi-outrée mi-criée qui manie l’emphase avec dextérité et débite des textes invariablement dérangeants et souvent drôles («Je vous aime tous, filles ou garçons, cadavres, enfants, salopes», ce genre) et parfois même purement poétiques. Concernant le style pratiqué ici, on aura bien du mal à en cerner le moindre contour. C’est quoi, Déchirance ? Difficile à dire. C’est punk, enfin tangentiellement punk, c’est un peu grind aussi mais c’est également western, math rock, prog, voire surf et un peu blues et même hillbilly à moins que ça ne soit de la chanson à texte. On n’en sait rien en fait. Ça va surtout très vite même si ça avance parfois très lentement et surtout, ça passe en permanence du coq à l’âne, ce qui fait qu’on est très vite complètement paumé dans le disque et qu’il s’arrête trop vite. Ce qui est assez étonnant, c’est la propension qu’ont les quatre Chevignon à toujours aller au même endroit tous ensemble et à accorder complètement leur musique aux mots. Si la voix calme le jeu et déclame quelques tirades moins revêches, guitares et batterie font de même mais que le texte devienne glauque ou brutal et elles le seront aussi et ainsi de suite. Une seule boite crânienne, une seule voix, une seule intention, un one man band qui se construit à quatre. C’est fort.

«Je monte sur le toit des bagnoles et je leur éclate la tête à coups de marteau en criant je t’aime à la race humaine» s’époumone le hurleur sur Job d’Été et c’est plus ou moins le genre d’émotions contradictoires que provoque l’écoute prolongée de Déchirance. Parce que pour vous aussi, l’écoute deviendra forcément prolongée. Impossible de résister à un truc pareil qui joue avec vous comme avec un yoyo et vous transforme en poupée désarticulée privée de son libre arbitre. Les quatre Chevignon restent toujours ensemble, on l’a déjà dit mais vous embarquent aussi avec eux et très vite, vous vous retrouvez à faire partie intégrante du disque. Dès le sidérant Jamais Non d’ouverture, c’est déjà l’accoutumance mais lorsque résonne la dernière note de l’ultime et tout aussi sidérant Déchirance, on ne peut plus s’en passer. Pourtant, tout cela se montre évidemment assez désespéré et invariablement glauque, ça appuie sur les hématomes, ça réveille l’ordure tapie au fond de nous et ce n’est jamais bienveillant. En écoutant ce disque, on en prend plein la gueule, pas seulement parce que la musique peut se montrer extrêmement violente mais aussi parce qu’elle manipule des concepts et des idées majoritairement déviants. Mais rien à faire, les morceaux font très vite leur trou dans l’encéphale et restent là. Ce qui est également très fort avec Chevignon, c’est que ça joue bien. très bien même. Les lignes de fractures et changements de direction inopinés semblent se négocier sans problème et les morceaux déroulent leur architecture tarabiscotée sans anicroches. On a vraiment l’impression que le groupe peut tout se permettre et d’ailleurs, tout, c’est bien ce qu’il se permet. Et c’est en plus divinement capté à Kerwax par Christophe Chavanon qu’on ne présente plus par ici. Bref, complètement maîtrisé à tous les niveaux, Déchirance impressionne et met sur pied des tubes imparables à l’instar de ce Créteil déjà connu à la mélodie magnétique ou de l’épopée vraiment hallucinée qui donne son titre à l’album.

Déchirance, le mot n’existe pas, contraction probable d’un verbe – déchirer – et d’un nom – délivrance – ou hommage dyslexique au film déglingué de Boorman, peu importe, ce premier album véritable – on connaissait déjà Chevignon mais on a vraiment l’impression de les découvrir maintenant – permet d’y adjoindre une définition. Une définition toute entière contenue dans ce disque tout à la fois disloqué, maîtrisé et magistral.

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