G!rafe & Bruno Girard – Panier Sur La Tête

C’est vrai, on en parle avec beaucoup de retard mais il faut dire aussi que le disque est passé par de multiples phases d’écoute : on l’a tout d’abord calé plus que de raison au creux de l’oreille, puis les passages sur la platine se sont espacés – il n’était alors jamais très loin mais on l’écoutait tout de même moins – jusqu’à ce qu’on l’oublie un peu et c’est alors qu’il est revenu subitement hanter les enceintes, notre perception légèrement modifiée par rapport à celle de sa découverte. Mais à aucun moment il n’a lassé. Quand on ne bloquait pas sur la musique, on explorait les mots. À d’autres moments, c’était exactement l’inverse. Aujourd’hui, c’est les deux ensemble et on mesure, en différé, à quel point ce qu’ont accompli G!rafe et Bruno Girard est grand. Ça s’appelle Panier Sur La Tête et c’est aussi magnétique que profond, mélancolique que tranchant. C’est rempli de poésie, non seulement dans les textes mais aussi dans le son et quand on l’écoute, on a vraiment l’impression qu’une main invisible arrache le paysage urbain dans lequel on se trouve pour le replanter immédiatement au beau milieu de la végétation réunionnaise. Du coup, c’est tout gris mais aussi tout vert, il fait froid mais on a chaud, les mots parlent souvent de rupture et d’amour perdu mais c’est la clarté qui domine, au moins tout autant que le tourment. C’est bien ce qui a rendu les premières écoutes circonspectes : on aime ou pas ? C’est en se rendant compte qu’il revenait souvent qu’on a pu trouver une réponse à cette épineuse question : oui, on aime. Et c’est en s’abandonnant complètement dans le disque, en acceptant les petites choses suspectes ou désarçonnantes qui rendaient justement l’abandon difficile – la voix grave et lente, le slam, l’accent et la diction singuliers, la musique rampante et parfois très ouvragée – que l’on a tout ressenti. L’épice, les coups de surin, la fulgurance des images convoquées, la syntaxe créole et tutti quanti.

C’est quoi Panier Sur La Tête ? C’est d’abord la mise au jour – au sens où l’on met en lumière – du poète et musicien réunionnais Alain Peters disparu en 1995 qui renaît aujourd’hui en partie dans la voix de Bruno Girard. Les timbres sont certes éloignés mais dans les mots expulsés, la posture et la scansion de l’un, on retrouve l’esprit du maloya malmené et venimeux de l’autre. Adaptant les textes d’Alain PetersBruno Girard crée une poésie tout à la fois imagée et retorse que l’on ne comprend peut-être pas toujours mais dont on saisit néanmoins le nerf. Même chose concernant la musique, toute en tension contenue, féline, elle mêle guitare (Stéphane Hoareau) et clarinette basse (Nicolas Naudet) sous l’égide d’une rythmique svelte et malléable (la basse de Théo Girard, et la batterie d’Eric Groleau). G!rafe dessine ainsi un free-rock complètement sec et paradoxalement très luxuriant qui s’agrafe parfaitement aux angles de chaque mot. Même lorsque l’ensemble débute dans le patraque (Wayo Manman par exemple), le morceau se termine invariablement toutes griffes dehors et montrent les crocs. Les textes sont contondants, la musique l’est aussi. Les réussites sont nombreuses (il n’y a même que ça), à commencer par le très prenant Panier Sur La Tête Ni Chanté qui ne pouvait mieux lancer les hostilités. Un long morceau qui expérimente la tension, la fait naître puis grandir jusqu’à ce qu’elle électrise l’épiderme. Même climax du côté de la Complainte De Satan (2e Figure) mais G!rafe ne se cantonne pas qu’aux explosions et explore parfois l’implosion. Romance Pou Un Zézère ou Caloubadia adoptent ainsi une démarche plus patraque mais toujours profondément mélancolique qui se montre tout aussi dévastatrice que les coups. Il y a aussi tous ces morceaux métamorphes, qui zigzaguent, divaguent et dessinent des épopées abstraites où les mots sont répétés – on n’en saisit que des bribes – et lacèrent le cortex au diapason de la musique qui les porte. Mon Ch’val I Boite ou encore Il Y A Toujours Des Embrouilles s’inscrivent là-dedans.

On le voit, tout cela se montre extrêmement varié mais les morceaux proviennent pourtant du même bloc volcanique au sein duquel la lave n’a pas encore séché. Un bloc très dur en surface mais irradiant au cœur. Un bloc qui vibre d’une pulsation infiniment personnelle qui touche en profondeur. Rien ne ressemble à ce disque, même pas ceux d’Alain Peters alors qu’on y pense fortement. Autrement dit, à travers lui, ce dernier paraît bien vivant. Panier Sur La Tête ne se contente pas de perpétuer sa musique, il se l’approprie, la développe, lui injecte ses propres fantômes et, quelque part, la ressuscite. Bien plus qu’un hommage, c’est un mouvement vers l’avant.

Magnifique.

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