Rien de dramatiquement sombre par ici mais des morceaux pétris de mélancolie. Rien de très original non plus mais un disque qui sait comment s’y prendre pour enfermer vos neurones. Un chant éthéré, des arrangements graciles et cotonneux qui suggèrent bien plus qu’ils n’assènent et quelque part là-dessous, une infinie tristesse dont on n’entend que les scories remontant à la surface. Le groupe s’appelle Žen, c’est un trio exclusivement féminin. Il vient de Zagreb et Sunčani Ljudi est son troisième album. Le disque n’est qu’un long canevas délicat aux mélodies étrangement solaires et si l’on ne comprend rien aux mots, peu importe puisqu’on les imagine parallèles à la musique (on a beau trouver une traduction anglaise sur la page bandcamp du groupe, on ne s’y attarde pas). Alors bon, on pourrait avoir l’impression que tout cela est un poil invertébré et que l’album manque de fond, qu’une fois écouté, on aura tôt fait de l’oublier mais pas du tout. Une alchimie particulière s’en détache et nous y attache. Le côté extrêmement pop est à la fois suffisamment ciselé pour ne pas déchirer le voile gracile qui recouvre les morceaux et assez charpenté pour empêcher le groupe de tomber dans l’anecdotique et le tout-venant. C’est foutrement bien construit et une fois que résonne le premier morceau, on est obligé d’aller jusqu’au bout de Sunčani Ljudi. C’est tout le temps élégant aussi, y compris quand ça démarre par des claviers suspects (les premières secondes de Jugomental ou encore Lov Na Crne Tipke plus loin). C’est encore plein de finesse, même lorsque Žen muscle (légèrement) le propos (Sonična Taktika). C’est enfin assez mystérieux. Et l’on ne se réfère pas ici qu’aux paroles auxquelles on ne comprend rien mais aussi aux petites incongruités (les claviers parfois bizarres, on l’a déjà dit mais aussi les soubresauts de la basse ou quelques chœurs inattendus) disséminées ici et là qui placent systématiquement les morceaux dans l’entre-deux : clairs et obscurs, doux mais plein d’amertume, charpentés mais encore plus indéfinis.
Ce qu’on aime beaucoup avec Sunčani Ljudi, c’est que sous ses dehors lisses et inoffensifs, il accroche irrémédiablement. Parce qu’il n’est justement pas du tout lisse et encore moins inoffensif. Certes le chant n’est pas des plus variés mais les chœurs diaphanes et délavés, voire carrément étranges le rendent spectral et lointain, voire carrément incantatoire, la basse se montre bien souvent arachnéenne et arrache les morceaux du pré-carré dream pop pour les relocaliser dans le post-punk et le shoegaze de Žen devient alors beaucoup plus sombre et donc pas si inoffensif que le laissait supposer une première écoute ditraite. C’est aussi très contrasté. Ainsi, de la paire de départ A Gdje Su Staze et Pusti Me Da Hodam, très référencée, ramenant à la twee pop et convoquant les fantômes d’Heavenly, on glisse petit à petit dans quelque chose de plus personnel et tout aussi racé. Les harmonies vocales de Četiri Tri Pet Dva ou Opet Gange rappellent d’où vient le groupe sans dénaturer sa musique. Pas de folklore chez Žen. Et puis il y a aussi Lov Na Crne Tipke judicieusement placé en toute fin où le trio fait gronder ses claviers, rompant avec les morceaux précédents tout en restant dans leur sillage. Ténu au départ puis étrangement robotique, il clôt le disque de manière inattendu, laissant entrevoir le caractère intersidéral jusqu’ici bien camouflé de Sunčani Ljudi. Il pousse à réitérer l’écoute pour identifier d’autres emprunts au cosmos cachés derrière la grande mélancolie de l’ensemble. Bref, rien n’est simple avec Žen et dès que l’on tente de le cerner ou de le catégoriser, il se dérobe instantanément. Une constante depuis le début, ça : à écouter I Onda Je Sve Počelo, Jantar et Sunčani Ljudi à la suite, on voit bien comment tout y différent sous des dehors gémellaires, le côté pris sur le vif et presque live du premier s’effaçant petit à petit, au fur et à mesure que la nuance s’invite dans l’équation.
Avec Sunčani Ljudi, Eva Badanjak (guitare), Ivona Ivković (basse) et Sara Ercegović (batterie) poursuivent leur bonhomme de chemin et rajoute une nouvelle pierre infiniment personnelle à un édifice qui a déjà bien de la gueule. En entrouvrant aujourd’hui légèrement les persiennes pour laisser passer la lumière, elles domestiquent leur tristesse sans jamais l’effacer et rendent leur musique toujours plus dense et touchante. Ce n’est toujours pas avec celui-ci qu’elles frôleront l’anecdotique.