Deuxième album de Carne, Modern Rituals poursuit la voie entamée par Ville Morgue (2013) et épaissit le trait. En délestant ses morceaux de quelques digressions éthérées qui n’ont heureusement pas disparues, les Lyonnais se recentrent sur leur sauvagerie atavique et échafaudent un agrégat plombé qui suggère énormément. Le duo se meut dans l’asphalte liquide, piétine et laboure, inhale à grandes goulées l’air de la ville, râle et crie. Parfois, il reprend son souffle avant de repartir de plus belle vers une destination que l’on devine sans trop de peine : droit dans le mur, au bout du bout des illusions qui n’étaient de toute façon déjà pas bien vaillantes. Bref, ça ne rigole pas tout comme Ville Morgue évacuait la moindre pensée un tant soit peu positive de ses sillons. Le paradigme reste inchangé et Carne fait très bien passer le dégoût, la tristesse, la rage et l’assurance de mornes lendemains. Pur produit de son époque, branché en permanence sur le pouls de la ville, Modern Rituals n’est qu’un miroir et ne rassure donc jamais. Il fallait trouver une musique parallèle au propos largement désabusé et c’est chose faite depuis deux albums maintenant. On emprunte à la noise sa bestialité et ses développements angulaires, au post-hardcore son désespoir et ses riffs pachydermes et au post-punk, les paysages glacés, on ajoute une pincée de crasse et de boue et ça donne des morceaux aussi beaux et prenants que The End Of Us. Ce n’est bien sûr pas la seule réussite d’un album qui tient joliment debout jusqu’à son ultime souffle mais ainsi placé à son mitan, il semble en constituer la clé de voûte sur laquelle tout s’articule. Marion Leclercq (qui vient également hanter Lord Less plus tard) s’y abandonne complètement – comme à son habitude – et sa voix toujours très incarnée met en exergue une ossature des plus ciselées sous ses dehors faussement abrupts. Amalgamant le jusqu’au-boutisme d’Unsane avec les lamentos étranges de Breach, Carne y révèle à la fois toute sa lourdeur et toute sa finesse. Tout son aplomb aussi.
Mais on ne saurait réduire Carne à un bête name dropping. La musique du duo – Pierre Bozonnet (guitare/voix) et Thibault Claisse (batterie) – est suffisamment racée pour pouvoir s’en passer. Ils ne sont que deux mais sonnent comme mille, creusent plus profondément encore les sillons initiés sur le précédent et montre un vrai talent pour construire des pièces parfaitement disloquées qui pourtant ne se cassent jamais la gueule. À ce titre, Bad Tooth, en troisième position, est bien représentatif du soin porté à l’échantillonnage, faisant cohabiter dans le même morceau un bon milliard d’idées tout en gardant intactes cohérence et dynamique. C’est haché, certes mais ça file cependant droit devant, ça ralentit à certains moments mais ça reste malgré tout véloce et il est impossible de définir dans la seconde où se situera celle d’après. Le cadre général est connu mais on trouve tout de même dans Modern Rituals beaucoup de choses qui prennent par surprise. Un emballement soudain et contondant au cœur d’un océan mid-tempo par exemple (Inked Mask ou Cloak) ou encore des motifs répétés à l’envi quand tout se montre mouvant par ailleurs (Collective Dictatorship), voire le spectre d’une mélodie et une grosse vibration arachnéenne jusque-là cachées sous les strates (Northern Light, à deux doigts de Ramesses quand il est lui-même à un doigt de The Cure). Tout y est froid mais jamais clinique et l’aspect de prime abord charbonneux et complètement monolithique laisse transparaître nombre de nuances anthracites. C’est que sous ses dehors carnassiers, Carne est à fleur de peau et balance en permanence ses tripes au beau milieu de ses morceaux, à l’instar de la voix qui sait moduler ses cris. L’émotion, loin d’être enfouie, affleure de partout et de là viennent les différences de matité. Ce qui fait de Modern Rituals un objet bien plus dense et complexe qu’il n’y paraît.
Un peu à l’image de la belle pochette (imaginée par CPG) dont on ne saurait trop dire ce qu’en fait la main : le geste est-il agressif (maintenir la tête sous l’eau) ou prévenant (fermer les yeux) ? Peut-être les deux ? Parfaitement capté et mixé par Amaury Sauvé, Modern Rituals – maîtrisé de bout en bout – impressionne.