ISaAC – Évasions Manquées

Baskets jaunes. peau d’albâtre et noir partout. Une pose à la Rodin, pensive, en conversation peut-être, avec elle-même sans doute. L’impression que sans les vêtements, la peau se délite, se dilue. Qu’avant ça, cette tâche floue a pu être humaine. Évasions Manquées commence par Aliocha et on ne sait pas très bien s’il renvoie à Dostoïevski ou à Troyat voire à n’importe qui d’autre que ces deux-là. En tout cas, il renvoie bien à l’humanoïde de sa pochette : tout à la fois drastiquement carré et complètement indéterminé. Guitare et basse bégayent, la batterie ne cesse de muter. Très répétitif, le morceau se révèle aussi très fuyant. Durant huit minutes, on s’accroche aux motifs parce que tout autour, ça part dans tous les sens. C’est le grand truc d’ISaAC, ça : semer des îlots de régularité auxquels on s’agrafe et balancer de grandes déferlantes mouvantes et frénétiques qui altèrent tout ce qu’on a pu identifier. Tout comme la pochette. On ne sait pas ce que c’est mais on en a une idée bien précise tout de même. Il en résulte des impressions contradictoires : mornes plaines extrêmement vivantes et aridité luxuriante. Une vraie gageure. Aliocha est long mais s’arrête trop vite. Aliocha est répétitif mais ne se répète pas. Il agrippe immédiatement et se montre très différent de Molloy qui agrippe également mais d’une autre façon.

Pourtant, c’est plus ou moins le même climax : des motifs répétés, du mouvement. Mais dans leur version paroxystique. À la fin du morceau, impossible de savoir comment il a débuté. Pourtant, pas de grandes ruptures franches, pas de break de la mort ni d’explosion brutale – enfin si un peu quand même, en particulier quand il font appel à quelques bruits grouillants qui rehaussent l’écorché – mais l’impression d’un fleuve qui déborde des ravines, quitte son lit, multiplie son chevelu tout en restant imperturbable. La guitare balance un riff sur le même riff sur le même riff qui en fait n’a plus rien à voir avec le premier. La basse ne va pas bien mieux, sa démarche chaloupée s’avère in fine irrégulière. Elle sautille, fait du surplace et tout d’un coup change d’azimut. La batterie suit (et donc ne suit pas) le même trajet. Elle tchacke, elle poume mais son tchack-poum n’arrête pas de muter. Déjà, prises isolément, on ne sait pas très bien où chacune va, alors ensemble… Pourtant, les morceaux tiennent bien debout. On y rentre facilement. Les mélodies ne sont pas délaissées. On les identifie puis on les perd avant de les identifier à nouveau. Chacun à une couleur propre et suit clairement un schéma, même s’il se montre difficilement décryptable.

Évasions Manquées s’achève par les douze minutes d’Évasions Manquées. On pensait avoir atteint avec Molloy une sorte d’épiphanie. Eh bien pas du tout. Avec l’éponyme, c’est encore pire. Cette fois-ci, on n’identifie plus rien et les mouvements fondent les uns dans les autres avant même qu’on ait pu les cerner. Il n’y a donc plus qu’à se laisser porter. Là encore, le relief est irrégulier. On passe de pic en abysse sans vraiment s’en rendre compte. ISaaC délaisse sa noise effrénée et s’en va explorer des horizons encore plus décousus. On n’est pas loin de l’improvisation ni du jazz même si on n’y est carrément pas. Tribal, chaotique, gorgé de larsens énigmatiques qui s’enroulent autour des tambours primitifs, le morceau change systématiquement de direction tout en allant droit devant. On est à des années-lumière d’Herpès Maker (2011) même si on reconnait immédiatement le groupe. Envolés les morceaux courts (et par comparaison, presque sages), place aux longs fleuves disloqués. Évasions Manquées se rapproche quelque peu du merveilleux split avec Térébenthine, IT (2014), tout en allant encore plus loin.

On a l’impression que le cadre s’est effacé et qu’ISaAC laisse désormais libre cours à son inspiration propre, qu’il ne se refuse rien et qu’il découvre ce qu’il joue en même temps qu’il le joue. La musique incandescente a pris le dessus et sort à grands flots sans passer par le prisme de l’encéphale ou plutôt en faisant jeu égal avec lui. C’est tendu et virulent, rempli de chausses-trappes et c’est aussi assez souvent poignant : le trio joue ce qu’il ressent et ressent ce qu’il joue, il alimente sa musique qui l’alimente à son tour dans un va-et-vient qui ne s’interrompt jamais. Et à l’autre bout des enceintes, on ressent beaucoup aussi. La chrysalide est devenue un drôle de papillon à l’envergure maousse, tout aussi énigmatique que majestueux. Et puis, encore une fois, tout cela se trouve parfaitement capté, mixé et masterisé par Benoît Courribet. Ça sonne naturel et précis, ça préserve la tension permanente, les accalmies résonnent sereinement, les déchaînements explosent jusqu’à tout envahir et on perçoit les ondes disloquées parcourir le corps de la tête aux pieds. Pour un peu, on se sentirait presque comme le Nu Aux Ecchymoses (peint par Paul Rebeyrolle) de la pochette, parfaite illustration de ce que donne à entendre le disque et de ce qu’il procure.

Grand.

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