Driven est le tout premier album d’Asbest, trio suisse formé en 2016 du côté de Bâle réunissant Robyn Trachsel (guitare, chant), Judith Breitinger (basse) et Jonas Häne (batterie). Leur musique n’est pas si simple à définir, elle est rageuse et sombre, portée par une voix majoritairement déclamatoire et pleine de bile. La guitare multiplie les lexiques, touche autant à la noise qu’au shoegaze et frôle les extrémités d’à peu près tout ce que la post-punkitude a pu donner. La basse caoutchoute en mode moribond tout au long du disque et tapisse imperturbablement les angles charriés par la première. La batterie très malléable – aussi à l’aise dans le tabassage que dans la retenue – complète idéalement ces deux-là. L’ensemble se montre particulièrement retors, multipliant les directions tout en conservant un éclat noir qui ne tombe jamais dans le grisâtre. Par exemple, l’éponyme en ouverture – tout à la fois urgent et plombé – n’a à peu près rien à voir avec Means Of Reproduction en troisième position – curieusement jazz et particulièrement désarticulé – si ce n’est le souffle bien glauque qui parcourt les deux morceaux. Et il en va ainsi du reste du disque, partagé entre théâtralité assumée, flou élaboré et violence à peine contenue. Particulièrement réfléchie, la tracklist sait comment s’y prendre pour effacer les repères si bien que lorsqu’un morceau s’achève, on ne sait jamais très bien quelle sera la teneur du suivant et on navigue à vue jusqu’à la toute fin. Propice à l’errance, Driven n’a pourtant rien d’un cocon ouaté dans lequel il ferait bon s’emmitoufler, les échardes sont bien trop nombreuses pour cela et on sent bien qu’Asbest a beaucoup à expulser.
Après tout, les disques agrafant l’arachnéen au rageur sont légion ces temps-ci mais Driven tire facilement son épingle du jeu : au bout du bout, on ne décèle aucune pose là-derrière et les morceaux d’Asbest grandissent à l’ombre d’une exaspération bien réelle. Pourtant, le trio ne crache pas sur l’emphase – du falsetto étrange peuplant le refrain de l’éponyme au piano fantomatique d’I Need A Spacesuit To Leave Home – mais l’utilise avec suffisamment de parcimonie pour ne pas diluer le caractère profondément urgent de sa musique. La voix de Robyn Trachsel y est pour beaucoup, très expressive et multipliant les registres (de la scansion patraque au cri habité), elle déclame ses diatribes avec une telle conviction qu’elle nous fait ressentir au plus profond ce que signifie être une femme trans coincée dans une société patriarcale et hétéronormée. En outre, les morceaux sont particulièrement bien équilibrés, empruntant juste ce qu’il faut de distorsion abrasive au noise-rock pour ne pas complètement déchirer le voile flou typiquement shoegaze qui les recouvre, ils préservent leurs mélodies et arrondissent leurs angles sans jamais en émousser l’impact. Il en résulte de très belles réussites comme cet éponyme déjà évoqué ou encore le très rampant mais aussi déchirant Pillar qui ne laisse aucunement présager du très arraché They Kill qui le suit immédiatement. Pour tout dire, c’est bien l’ensemble de Driven qui vaut largement le détour à l’exception peut-être de l’ultime Persona Non Grata où – pour la seule fois – l’emphase l’emporte et vient casser l’équilibre jusqu’ici parfaitement préservé d’un disque tout aussi subtil que conquérant.
Mais un seul morceau ne saurait ternir la haute teneur du reste et il en faudrait bien plus pour tenir le disque éloigné de la platine. Asbest – «amiante» en Allemand – a bien choisi son nom, utile mais dangereuse, réfractaire à la chaleur mais difficile à éliminer.
Brillant.