Oiseaux-Tempête – ÜTOPIYA?

Sorti déjà il y a quelques temps, le dernier album de Oiseaux-Tempête aura fait couler de l’encre. Depuis sa formation en 2012, le groupe composé de Fréderic D. Oberland, Stéphane Pigneul, Ben McConnell et, depuis 2014, de Gareth Davis a acquis de la reconnaissance, à force de concerts mémorables, d’interviews fleuves et surtout de deux albums qui font autorité. Leur premier, en 2013, inaugurait leur collaboration avec Sub Rosa et, en se couplant avec le travail du photographe Stéphane C., prenait pour objet la crise politique et économique grecque (on le chroniquait ici). Après une compilation de relectures par des individus de bon goût – Dag Rosenqvist, Saåad ou Harris Underwater (Do Make Say Think) notamment – le groupe a reconduit son schéma de composition : un voyage, enregistreurs en poche, puis du studio. Après la Grèce, c’est au tour de l’Italie et de la Turquie de servir de fondement à un disque de Oiseaux-Tempête. Alors que des fragments de Sicile et des petits bouts d’Istanbul se logent dans ÜTOPIYA?, participant à sa matière, des questions se posent. Pourquoi la Méditerranée ? Et puis, pourquoi du politique ? Dans une musique majoritairement instrumentale, sans l’espace des paroles pour développer une poésie de l’indignation, comment un groupe négocie-t-il son expression politique ?

Le rock en tant que démarche, sueur et rage expulsée, a cessé depuis longtemps de suffire à la subversion. Les années 1980 sont loin, les valeurs d’extase et d’individualisme ont été copieusement récupérées par le néolibéralisme (ce n’est pas Virginie Despentes qui dira contraire), on ne cherchera pas de ce côté là. Si Oiseaux-Tempête compose bel et bien une musique de combat, ce n’est pas uniquement grâce aux émotions fracassantes, au déluge que sa musique soulève. Et ce, même si le miracle d’un instant qu’est Yallah Karga (Dance Song) contient plus de matière à l’imagination que mille pamphlets. Le groupe ne crie pas son amour des barricades à la façon d’un Efrim Menuck. Parce que la vitalité peut naitre des failles, autant chercher le propos contestataire dans les interstices. Et si on considère avec les anthropologues de l’autonomie (James Scott en tête) que la résistance aux dominations passe par l’investissement des interstices du pouvoir, on peut suggérer qu’au plan musical, l’expression politique du groupe passe par les marges. Ce fut le cas avec l’image, grâce au travail de Stéphane C.. Aujourd’hui, par le biais des textes qu’il mobilise dans ÜTOPIYA?, Oiseaux-Tempête convoque Slavoy Žižek, Hakim Bey et Nâzım Hikmet, dont un poème est déclamé sur Ütopiya / On Living par un G.W. Sok (The Ex) qui en fait un monument. Il en va de même avec les bouts de textes, les cris de manif’, le chant d’un muezzin et les différents field-recordings que le groupe a mis dans cet album. Dans ce qu’il suggère d’amical, de parole, de fête ou d’entrechoc, le son d’un verre que l’on remplit a ce pouvoir immense de laisser la place à toute l’imagination possible. De la fête à la déchéance, Aslan Sütü (Santé, Vieux Monde!) ou comment trinquer en l’honneur d’une Europe aussi fringante que le cargo figurant sur la pochette. Et parce que ces bouffées d’instants convoquent des territoires définis, dans lesquels s’ancrent et se jouent certains rapports de forces, on peut poursuivre notre jeu d’hypothèses par une petite dernière. « Zone géographique qui, jusque-là, avait été épargnée par l’éthique protestante et par la rationalisation capitaliste […] l’Europe du Sud reste le berceau d’une culture qui s’oppose profondément à cette logique. » L’essayiste Mona Chollet identifie dans son dernier ouvrage le rapport au temps inhérent à l’héritage méditerranéen non seulement comme un substrat culturel qui fait obstacle à l’enracinement total de politiques néolibérales mais aussi comme une des raisons de l’acharnement de la troïka sur la Grèce, l’Espagne, le Portugal, l’Italie. Du côté des oiseaux de la tempête, c’est peut-être justement dans le fait de prendre pour fondement ces pays méditerranéens que réside la teneur révoltée.

Et si vous n’en avez que faire de sa dimension politique – et que vous avez quand même lu cette chronique jusque ici – écoutez ÜTOPIYA? quand même. Pour sa beauté déliée, pour les envolées de clarinette basse, pour l’onirisme punk et pour les mélodies qui cassent les genoux de mélancolie.

Manolito

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