Blackthread – The Way You Haunt My Dreams

Une scansion lointaine, des nappes éthérées mais enveloppantes, quelques percussions discrètes distribuées avec parcimonie : The Way You Haunt My Dreams ne fait pas de bruit mais accroche durablement. Une gageure. Un ensorcellement presque. Bien sûr, c’est souvent cotonneux mais ce n’est jamais ectoplasmique, encore moins invertébré et ces dix nouveaux morceaux de Blackthread enregistrés en dix jours (après cinq années de maturation) montrent une vraie tension. Difficile, de prime abord, de trouver le moindre point commun avec Separating Day And Night, son précédent album : aujourd’hui, on entend beaucoup moins la basse, la sécheresse partout a laissé la place à un voile synthétique qui recouvre tout, l’ossature, déjà pas bien épaisse, s’est encore délitée. On ne reconnaît que la voix qui, pourtant, a elle aussi pas mal changé : le chant pelé s’est transformé en spoken word dans l’intervalle – pelé encore – presque murmurant. Mais avec ces armes minimales, Pierre-Georges Desenfant captive intensément. Tout d’abord, il y a les mots et cette scansion particulière qui les détache les uns des autres, ils claquent et deviennent percussifs, habillent les morceaux, les hantent. Désabusés, délavés, toujours personnels, on les écoute sans les entendre et on les oublie en restant fixé sur eux. Ensuite, les nappes très travaillées et les multiples textures qui se succèdent ou s’amoncellent délocalisent le cerveau, l’extirpant de la boite crânienne pour l’envoyer dans les limbes intérieures qui les a vues naître. Une luminosité en clair-obscur inonde ce nouvel espace, des nuances de rouge et de noir recouvrent les pourtours. L’album crée une bulle hermétique autour de laquelle plus rien n’existe que sa musique. Et puis viennent encore les mélodies, hypnotiques, tout à la fois désespérées et solaires, marquantes alors que l’on a l’impression au départ que l’on n’en retient rien. C’est que les morceaux se déploient dans toute leur majesté en prenant leur temps. Ici, un vieux piano mélancolique (TV Behind My Eyes), là, un orage magnétique qui balance sa pluie isotope sur un paysage irradié (I Live In A Tree), plus loin un drone rehaussé de quelques gouttes synthétiques se fait fracasser la gueule par un tapis de percussions qui débarque du lointain et finalement, y reste (I’ll Keep Daydreaming…) et toujours cette forme de tension paradoxale qui maintient en éveil tout en emmitouflant.



Très vite on comprend les cinq années nécessaires à l’élaboration de morceaux qui dépassent leur enveloppe. Quand le disque s’achève, il résonne encore longtemps comme s’il avait inoculé sa vibration intrinsèque directement à l’intérieur des os. Les yeux gardent aussi le sépia. Pourtant, on voit bien comment tout ça est construit sur presque rien. Pas d’esbroufe, jamais, ni de gimmicks, rien, seulement l’expression brute d’un propos infiniment réfléchi. Du coup, difficile d’expliquer en quoi un tel vide magnétise à ce point. On pense à un Eno prolixe, à un Alva Noto déviant s’emberlificotant autour d’un spoken word rigide (Running), on pense à Coil aussi un peu mais on s’en fout complètement parce que The Way You Haunt My Dreams est autonome et se suffit à lui-même, comme si rien n’avait existé avant. Toujours l’effet de la bulle hermétique. Il faut bien s’y résoudre, on aura bien du mal à expliquer quoi que ce soit. Dans ces conditions, mieux vaut se concentrer sur la musique et dire simplement que les morceaux sont parcourus de courants contradictoires : la grande inertie de l’ensemble est loin d’être inerte, se montre même majoritairement fiévreuse, et c’est bien dans ce paradoxe que se construit l’attachement éventuel au disque (enfin, me concernant, c’est comme ça qu’il s’est construit). Les nappes suspendues et la déclamation de I Try Not To, premier morceau, perdurent tout du long. C’est le squelette principal auquel se greffent parfois une guitare (Ghost, Got To Give Me Shelter), un piano (I Live In A Tree), voire une batterie (I’ll Keep Daydreaming…) manipulés ou non par quelques invités (pêle-mêle Béatrice Morel, quelques Oiseaux-Tempête, Rémi Dulaurier) mais c’est bien tout, l’attirail restant au fond toujours minimal. Là-dessus, Blackthread balance une bonne rasade d’azote liquide, de vert glauque tendance Chernobyl et quelque chose se passe. Des couleurs inédites font leur apparition, ce qui était froid et distant devient capiteux, le minimalisme se fait luxuriant et on en arrive à lire couramment l’abstraction. Ça donne de sublimes morceaux comme ce TV Behind My Eyes planqué au mitan du disque ou Got To Give Me Shelter plus loin qui montrent un songwriting maousse et très finement échafaudé.

Il y a donc beaucoup à découvrir, à ressentir derrière cette belle pochette (photographie hantée de Gaël Bonnefon), pas mal à expulser aussi parce qu’il ne fait aucun doute qu’à la toute fin, la mélancolie acerbe de Blackthread nous cheville au corps et offre un canal dans lequel on s’empresse de déverser la nôtre.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *