Earthling Society – England Have My Bones

Un souffle singulier chargé de vapeurs psychotropes s’élève en volutes épaisses à la sortie des enceintes. On a tôt fait de l’inhaler et ça grandit sournoisement dans la boîte crânienne. Ainsi, centré sur soi-même et l’espace immédiat, on est tout à la fois ici et ailleurs, maintenant et à une autre moment. Earthling Society se meut en cercles concentriques : les motifs de guitares, les chœurs spectraux, les percussions patraques, tout cela s’approche puis s’éloigne à la manière du ressac. Chargé d’échos en provenance directe du navire amiral Hawkwind, England Have My Bones est sans doute l’un de ses descendants les plus flamboyants. Comme si le temps s’était arrêté lors des ’60s agonisantes, légèrement crispées et en descente d’acide mais tout de même encore bien perchées. Mais ce n’est pas tout. Earthling Society vénère également Alice Coltrane, à tel point qu’il reprend son fabuleux Journey Into Satchidananda. Tout en restant lui-même. On retrouve certes les motifs vaporeux et les arabesques languides de la pièce originale mais dans une version bestiale où la fuzz conquérante tente de réveiller une rythmique amorphe et calcinée. Quinze minutes paroxystiques envoyant le groupe dans l’espace, au beau milieu d’une nébuleuse au cœur nucléaire et aux bras circulaires aérés. Quinze minutes sidérales mais encore plus sûrement sidérantes qui, tout en restant fidèles à ce dont elles s’inspirent, s’en éloignent pourtant fortement pour mieux y revenir, eu égard au final où un ersatz très convaincant et omniprésent de sitar converse joliment avec des ondes sans doute issues d’un insaisissable thérémine. Bref, il y a également du Ravi Shankar dans England Have My Bones. Un drôle de mélange pour résumer, dont on n’effleure pour l’instant que quelques mètres-étalons mais qui montre bien, tout de même, ce qu’il se trame ici. Des emprunts, un hommage et surtout un esprit d’ouverture salutaire. Puriste, Earthling Society mais aussi curieux. Une mixture au final très personnelle.

Il faut dire que le groupe n’est pas une réunion de jeunes premiers ayant tout à prouver. England Have My Bones est le huitième album de cette intrigante Société apparue en 2004 à Fleetwood, «the most un-Kosmische areas of North West England» pour reprendre les mots de leur label, le toujours inspiré Riot Season. En outre, «Earthling Society was formed with the intention of creating music influenced by their heroes Funkadelic, Ash Ra Tempel, Can, Amon Düül II and Hawkwind» et s’il foule aux pieds, encore aujourd’hui, ces contrées-là – atteignant indiscutablement son but – associer Funkadelic aux autres formations citées montre que le groupe, dès le départ, avait non seulement bon goût mais aussi une certaine originalité. Une originalité qui s’exprime aujourd’hui encore, dès cet Aiwass inaugural, long rituel tribal aux chœurs étranglés où les circonvolutions guitaristiques s’opposent à un lit de sitares aliénés et montrent que le groupe cherche à s’échapper. De son corps peut-être, de sa ville sans doute mais plus encore du monde entier. Onze minutes stratosphériques durant lesquelles le temps s’arrête et le cortex part à l’aventure dans les limbes, jusqu’aux ultimes frontières de l’espace connu pour allègrement les dépasser. Psychédélique, fuzzy-plombé, d’une belle densité, le space rock d’Earthling Society se dévoile lentement, renfermant une multitude de détails de prime abord bien cachés : les arabesques du clavier, le mouvement des ondes qui passe d’à-pic en mornes plaines en un instant, le grain des guitares perverties par un bon milliard de pédales d’effets, les larsens passant d’une enceinte à l’autre pour se repositionner au milieu et tutti quanti. Dès lors, England Have My Bones n’a beau dévoiler que quatre pauvres morceaux (deux par face), chacun montre une telle richesse que les écoutes répétées n’empêchent pas d’y dénicher en permanence quelque chose d’inattendu. Il y a beaucoup à explorer là-dedans, ce qui est somme toute assez normal pour un groupe qui a fait de l’exploration son moteur principal.

Pour preuve, Tortuga, deuxième morceau qui tranche avec les trois autres : du chant et non plus des chœurs, une mélodie décontractée provoquant une ambiance rêveuse alors qu’elle était jusqu’ici plutôt flippée, un titre qui emmène Earthling Society aux frontières de ce qu’il recherche habituellement et qui se termine par une petite ritournelle de manège enchanté. Pourtant, là aussi, le groupe excelle, y compris quand il retrouve quelques instants sa science du riff plombé de l’espace, un îlot de sauvagerie qui ne suffit néanmoins pas à cabosser l’ensemble. De toute façon, ces riffs-là ont l’honneur du dernier morceau éponyme, le très court (quatre pauvres minutes et des poussières) England Have My Bones, supernova de basses massives et délires en six-cordes qui se tait subitement au bout d’une minute trente pour laisser la place à quelque chose de plus bucolique et apaisé, belle pause qui elle aussi casse le paradigme et nous prend la main pour nous ramener définitivement sur Terre. C’est alors que l’on se rend compte à quel point nous étions haut et loin. Les hymnes psychédéliques et hirsutes d’Earthling Society s’adressent en priorité au voyageur intergalactique qui sommeille en chacun de nous, alors pourquoi refuser la balade à laquelle England Have My Bones nous convie. Fermez les yeux, ouvrez vos chakras, ça y est, vous êtes déjà ailleurs.

Saisissant.

leoluce

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