La Tène – Abandonnée/Maléja

Il est extrêmement difficile d’écrire sur la musique de La Tène. Surtout quand on l’écoute. Le cerveau tente bien de dicter aux doigts ce qu’ils doivent écrire mais c’est peine perdue, il reste obnubilé par ce qu’il entend. Une mixture où le folklore se heurte au contemporain, où le bourdon omniprésent se montre salement hypnotique. La vielle à roue (Alexis Degrenier) s’agrafe à l’harmonium indien, l’électronique rentre dans la danse (D’Incise), les drones circulaires qui en découlent sont rythmés par les percussions tribales (Cyril Bondi) et immanquablement – à l’écoute, après l’écoute – on se retrouve dans un état second. En 2016, on découvrait Vouerca/Fahy puis Tardive/Issime en 2017 : largement de quoi s’acclimater. Eh bien pas du tout. Avec Abandonnée/Maléja, même si fondamentalement rien n’a bougé, la sidération reste exactement la même. L’effet de surprise ne joue plus mais on se laisse pourtant enfermer comme au premier jour. Il faut dire aussi que quelques amis sont venus prêter main forte au trio. Du beau monde qui ne dénature jamais la musique de La Tène mais exacerbe au contraire ses traits les plus hallucinés. Jacques Puech et Louis Jacques font résonner leur cabrette (entre autres) sur les deux premiers titres, Guilhem Lacroux et Jérémie Sauvage fournissent un genre de rythmique aux deux suivants. D’ailleurs, la lecture de tous ces noms sur le recto de la très noire pochette donne l’impression qu’une cartographie se dessine. Un peu comme si le disque devenait le nœud central d’un réseau vaste mais enfoui, animé par les mêmes envies, la même volonté d’exploration, la même esthétique. C’est que les amis précités débarquent de La Nòvia, de Super Parquet ou France, tous grands pourvoyeurs de transe et avant même de lancer le disque, on en est déjà captif. De ces rencontres naissent quatre titres impressionnants, recroquevillés sur une répétition hypnotique, habités de micro-variations tonales, de changements brusques de densité. Le bourdon qui en découle pénètre au plus profond et fait résonner les os, la chair, l’épiderme, on vibre avec le disque et celui-ci vibre avec nous dans un va-et-vient stupéfiant.

Il est très difficile d’écrire sur la musique de La Tène. Surtout quand on l’écoute. Non pas qu’elle soit si difficile à circonscrire ou bâtie sur des fondations à tel point complexes qu’on n’y comprend rien. Pas du tout. C’est plutôt la mystique à l’œuvre là-derrière qui court-circuite l’analyse. On a l’impression d’écouter quelque chose de profondément sacré, qui réveille nos atavismes, qui résonne avec le très très enfoui. Un peu comme si on redécouvrait une part de nous-même depuis longtemps oubliée. Les quatre titres se valent et là où Abandonnée/Maléja impressionne, c’est qu’il garde la sidération intacte sur plus de soixante-dix minutes. On ne sait jamais quand commence un morceau et encore moins quand il finit, on passe de l’un à l’autre sans vraiment s’en rendre compte alors qu’ils sont tous différents, complètement acquis au bourdon omniprésent, au souffle antique de l’harmonium associé aux cabrettes, aux ondes concentriques de la vielle amplifiée et à la pulsation liturgique des percussions. Soixante-dix minutes hors du temps et complètement dans celui-ci, dans sa « flexitude » pour reprendre le titre du dernier (et très ahurissant lui aussi) France, soixante-dix minutes où la praxis forcenée de chacun échafaude une musique jamais engoncée, qui coule à grands flots et très simplement, que l’on réceptionne tout aussi simplement avant de la sentir se lier à nos atomes. Impossible de s’y soustraire. L’écouter, c’est accepter d’entrer dans un rituel étrange qui enveloppe, qui tétanise, qui paralyse. C’est exactement la même chose quand on rencontre le trio en vrai. Le concert se transforme en une sorte de transe moderne célébrant un culte ancien, l’assemblée ne bouge pas, chacun/chacune dansant dans sa tête, à l’unisson des corps qui l’entourent, dans un mouvement qui permet de s’oublier autant qu’il recentre. Et dont on a bien du mal à parler puisqu’on voit bien que tous ces mots ne servent à rien. Dès lors, arrêtons-là la mascarade et laissons la place à l’alchimie très singulière et sidérante de La Tène et ses invités.

Grand.

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