À l’origine, petite commune suisse située sur la rive nord du lac de Neuchâtel ayant donné son nom au deuxième Âge du Fer, La Tène revêt désormais une nouvelle signification. Plus musicale. Mais qui renvoie tout de même en arrière par les instruments qu’elle renferme : vielle à roue, certes amplifiée ou encore harmonium indien, bien qu’associé à des éléments purement électroniques. Réunissant les Suisses Laurent Peter aka D’incise (l’harmonium précité) et Cyril Bondi (percussions) et le Français Alexis Degrenier (la vielle à roue donc), le trio agrafe sa ruralité à une répétition extrême et met sur pied une musique singulière qui emprunte tout autant à l’ancien qu’au contemporain puis précipite le drone dans la boue. Du haut de ses deux pistes (La Tardive et Pa Di Issime, un peu plus d’un quart d’heure chacune) , Tardive/Issime frappe non seulement par sa beauté formelle mais aussi par son caractère purement hypnotique qui enveloppe l’encéphale et le délocalise au fin fond de la campagne, n’importe laquelle pourvu qu’elle soit reculée. Ce qui frappe aussi, c’est la grande économie de l’ensemble : pas de fioritures, juste la répétition d’un motif sur le même motif sur le même motif qui ne ressemble plus tout à fait au premier, le tout appuyé par des percussions chiches et un bourdon omniprésent. C’est tout à la fois luxuriant et pelé, traditionnel et moderne et ça donne envie de planter ses pieds dans la terre pour danser avec les éléments.
Dans cet environnement monolithique où l’architecture semble indivisible, toute variation, aussi infime soit-elle, prend par surprise. La répétition décuple l’impact du moindre accident et c’est ainsi que le disque enferme complètement. Inutile de décrire les deux pièces, elles sont différentes mais se ressemblent en tout. Sinueuses, puissantes, elles réveillent nos atavismes et inventent un folklore singulier qui s’affranchit d’un quelconque espace et surtout du temps : semblant provenir d’une époque où elle faisait danser les arrières-grands-parents de nos arrières-grands-parents, on est à peu près sûr que la musique de La Tène paraîtra contemporaine aux oreilles des arrières-petits-enfants de nos arrières-petits-enfants et qu’eux aussi danseront avec elle. La vielle à roue use de tout son potentiel ensorcelant, l’harmonium met sur pied un drone épais, en permanence inquiet et les percussions confèrent une aura rituelle qui absorbe autant qu’elle met à distance. Les timbres s’entremêlent et dessinent une liturgie énigmatique, cachée, enfouie, donnant à Tardive/Issime un côté sacré. Non seulement le disque hypnotise mais il intrigue fortement. Les pièces sont longues mais paraissent courtes, elles sont organiques, sentent l’humus, les minéraux et l’eau de pluie mais l’amplification les fait sonner comme des constructions synthétiques et dès que l’on cherche à cerner les éléments électroniques qui l’étoffent, l’organique revient au premier plan jusqu’à occuper tout l’espace.
En cela, on rapprochera La Tène de Super Parquet ou des diverses occurrences de La Nòvia : travail forcené sur les timbres, volonté d’actualiser la musique traditionnelle, non pas pour la mettre au goût du jour mais pour la prolonger sans la sanctuariser (Alexis Degrenier a d’ailleurs collaboré avec ces derniers le temps du projet In C de Terry Riley). Dans l’exacte lignée de son prédécesseur – Vouerca/Fahy en 2016 – on retrouve dans Tardive/Issime cette même façon de donner le nom d’un lieu aux morceaux sans pour autant les ancrer dans un territoire, de dilater le bourdon jusqu’à la transe et d’expérimenter sur le passé pour redessiner le présent.
Sidérant.
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