Ni sombre ni dérangeant mais bien prenant et très étonnant. À commencer par cette pochette de premier communiant qui ne laisse pas vraiment présager de ce que le disque donne à entendre. Phoenician Drive débarque de Bruxelles et ça non plus, ça ne s’entend pas. Sa musique n’a que faire des frontières, des styles et des époques, elle mélange tout allègrement. Sa ligne directrice, c’est l’absence de ligne directrice et son crédo, l’absence de crédo. Pourtant, là où l’on pouvait s’attendre à un album disloqué et patchworké, épuisant son propos à force de toucher à tout, tiraillé entre des directions tellement contraires qu’il dilue sa cohérence, on se retrouve en fait face à quelque chose d’extrêmement solide. Le grand truc de Phoenician Drive, c’est qu’en mélangeant toutes ces couleurs, il élabore des teintes inattendues et montre qu’en agrafant un oud à une darbouka (et quelques guitares), on peut atteindre les Balkans en voyageant au cœur du Grand Kosmische intersidéral et extirper de gros bouts d’Orient d’un parterre psycho-kraut joliment hypnotique. La singularité de cette musique ne naît pas seulement de l’enchevêtrement atypique des instruments qui la font naître mais aussi de sa capacité à ne pas diluer les éléments qu’elle convoque : c’est bien du krautrock que l’on entend mais parcouru d’un groove oriental très typé en provenance directe du Souk. Il en résulte une sorte de psychédélisme exotique au fort parfum de jasmin et de rose très convaincant où la transe n’est jamais loin. Du coup, on n’est jamais très sûr de ce que l’on écoute ni de l’endroit où l’on se situe, Phoenician Drive rejouant la dérive des continents à l’envers et les poussant à se réunir tous au cœur de son disque qui sonne alors comme une Pangée musicale tout à la fois transcendantale et groovy.
Le disque joue l’ouverture aux quatre vents et va jusqu’au bout de sa démarche : il emprunte à tout un tas de folklores et à tout un tas de styles. Non seulement, on se balade sur la mappemonde mais aussi entre plusieurs nuances de psychédélisme. Les morceaux sont parfois plombés (Almadraba en ouverture ou Kraken Doesn’t Crack A Crocodile), parfois plus apaisés (le très rampant Aguas Del Olvido par exemple), on y entend des accents surf inattendus (le bien nommé Bicky Beach) et ils revêtent de temps en temps des frusques particulièrement vénéneuses (le long Slowfish qui vient clore l’album), on se situe au Moyen-Orient (Paradise In My Veins) puis on s’en va frôler le sud de l’Europe avant de foncer bille en tête vers le Golf du Mexique (Onoubo Twist) et ainsi de suite. Le disque à la bougeotte et effectue des sauts de puce dans l’espace et dans le temps, chaque morceau est l’occasion d’explorer ce que n’a pas exploré le précédent et pourtant, Phoenician Drive, malgré la grande variété susmentionnée, réussit à développer sa patte. Le tapis rythmique est des plus virevoltants (Diego Moscoso à la darbouka et au rekk, Martin Rault à la batterie), la basse aime y varier ses attaques (Matthieu Peyraud) et l’ensemble fournit un parterre suffisamment métamorphe pour que les deux guitares (Joaquin Garcia Bermudes et Valerian Meunier) associées au banjo ou à l’oud (Gaspard Vanardois), puissent s’en aller explorer le vaste monde. Le disque sonne libre et frais et poursuit la voix entamée sur l’EP précédent, Two Coins (2017), celle du grand mélange et de l’effacement des frontières, qu’elles soient physiques ou mentales. De quoi rapprocher la formation d’autres grands voyageurs, dans les intentions tout du moins, tels Altın Gün, Familia De Lobos ou encore Sathönay (que l’on retrouve également sur S.K Records qui sort ce disque conjointement à EXAG’ Records et Navalorama Records).
On ne fera pas un long couplet sur tout le bien que procure ce premier disque à l’heure du repli sur soi et de l’exacerbation des nationalismes de tout poil mais il permet, en passant, de rappeler que c’est dans la mixité que l’on trouve les gemmes les plus prometteuses et que c’est en acceptant de regarder l’autre que l’on se rapproche au plus près de ce que l’on est.