Ceci est bien une énième chronique de Sufjan Stevens, qu’on pourrait d’ailleurs estimer légèrement déphasée par rapport à la ligne éditoriale de ces lieux. Si j’aimerais démontrer vaillamment le contraire, la raison pour laquelle ces lignes atterrissent ici tient surtout du gigantesque coup de cœur personnel – partagé avec des foules, certes, mais qui expliquera l’utilisation abusive de la première personne du singulier – et d’une envie d’en parler de l’ordre de la démangeaison. Il n’y aura pas ici d’analyse discographique approfondie, pour la simple et bonne raison que, des disques du bonhomme, je n’ai jamais écouté que Illinois, sorti en 2005. Ceci est donc une chronique de fan, mais de fan qui vient de se réveiller, les yeux un peu collés, et qui découvre qu’il fait un temps magnifique et que Sufjan Stevens a sorti un nouvel album.
Dans la vague de commentaires et de décorticages qui a accompagné le succès critique que connaît le disque depuis sa sortie, il a été question de retour aux sources, vers une tonalité intimiste qui le rapproche d’Illinois justement, et d’une potentielle et réjouissante inscription dans le « 50 states projet ». Nul doute que, formellement, l’ambiance est au dépouillement. Ni batterie, ni banjo, ni bricolage électronique, Sufjan n’enveloppe sa voix que de piano et de guitare acoustique, épure qui sied à l’histoire retracée. Lowell comme le beau-père de l’Américain, Carrie comme sa mère, morte en 2012, à laquelle le disque est dédié. Avec son air d’écorché bienveillant, le fils parvient à dire la souffrance, le poids du deuil, la maladie de sa mère, son absence, avec une lumière dans la voix et une caresse dans la mélodie qui tient du miracle. Si quelqu’un était en quête d’un cas pratique du verbe transcender, dites lui d’arrêter de chercher. Ce n’est pas humain de rendre si heureux à partir de tant de tristesse. Now I’m drunk and afraid, wishing the world would go away. What’s the point of singing songs. If they’ll never even hear you ?
Face à Carrie & Lowell, impossible de ne pas refaire le coup du disque qui résonne à la première écoute, dans lequel on s’engouffre avec le sentiment d’être enfin arrivé chez soi. Mais c’est dans la répétition que le rapport développe toute sa magie. L’écouter dix fois, cent fois, n’écouter que ça, et, prodige, s’émerveiller de la même façon, à chaque écoute, de chaque morceau, comme si la lassitude était un concept inopérant, un truc de faible. Revenir au temps où on avait 14 ans, avec dans les mains, comme si c’était un putain de trésor, un hors-série des Inrocks qui consacrait Illinois comme le deuxième meilleur album de l’année. Se dire en lisant les mots, les descriptions, les émotions, que journaliste musical devait vraiment être le plus beau métier du monde. Recevoir le disque à noël et écouter John Wayne Gacy, Jr. pour les dix années à venir. Carrie & Lowell a cette capacité de rapprocher l’exaltation d’un gamin qui tape dans le ballon, la détresse d’une vieille qui a trop vécu, la douleur de celui qui a perdu, le goût de l’adolescence dans la France rurale et celui des yaourts au citron dans une petite ville de l’Oregon. Il appartient à soi et à la terre entière à la fois, pour les dix, les cent années à venir.
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