BeCoq – Coffret 5 CD’s

C’est un magnifique coffret, complètement noir, s’ouvrant sur cinq disques pas toujours noirs mais souvent magnifiques. En lui-même, l’objet est déjà accaparant. Au même titre que la musique qu’il renferme. Il m’aura fallu du temps pour en faire le tour, ce qui explique un texte bien tardif. Qu’importe, il est toujours d’actualité. Le coffret est certes épuisé depuis belle lurette mais vous pourrez vous procurer les occurrences à l’unité. Elles le méritent. Et une fois rassemblées, vous aurez devant vous une belle tranche de jazz déviant et atypique et quelque part, l’ADN de BeCoq. Le label, fidèle à son credo, continue à jouer avec les stéréotypes, aime les envoyer valdinguer dans le décors et lorsqu’ils sont en miette, les reconstituent en crachant sur la notice de fabrication. Il creuse l’amalgame en agrafant la noise au free jazz, le drone aux improvisations et s’en va explorer parfois les terres lointaines du metal (avec Hippie Diktat notamment). Il en résulte un jazz prototypique mais perverti, on en reconnait de loin l’ossature mais tout y est en désordre, recollé, fracturé, échantillonné et mélangé à des fragments venus d’ailleurs. Dans ce coffret, BeCoq s’en va explorer le drone et si tous les disques sont disparates, ils n’en forment pas moins un tout très cohérent. Comme on ne sait pas trop par quel bout commencer, on bottera en touche et on respectera l’ordre d’apparition une fois la belle boite noire ouverte.

CT
Cactus TruckAre You FREE ?

Sans doute le plus incandescent. Capturés en Slovaquie, à Dunajská Streda précisément, lors du Are You Free ? International Music Festival, les trois morceaux de Cactus Truck font feu de tout bois et précipitent le vol affolé du saxophone (le ténor de John Dikeman) contre une batterie féline et incisive (Onno Govaert). Basse et guitare (Jasper Stradhouders) comptent les points, commentent le pugilat ou y participent crânement. C’est vif, sec et puissant, instinctif et tout se passe comme si cette explosive demi-heure était tendue vers FREE ?, dernier morceau qui ne dure qu’un souffle et libère un cri fortement libérateur. Un über-résumé des deux pièces précédentes. Are d’abord, belle castagne au ténor virevoltant où chaque instrument trace sa route en tentant de l’imposer aux deux autres et où tous, à moment donné, capitulent. You ensuite, chouette monologue choral où chacun montre la richesse de son vocabulaire. La basse en particulier a laissé la place à la guitare et sa parole se montre particulièrement tendue. C’est d’ailleurs bien là que se tient la pierre angulaire du trio qui, quoi qu’il fasse, quoi qu’il joue, exsude une grande tension. Are. You. FREE ? Une triplette ponctuée qui gifle et claque en posant une question fondamentale dont on n’a pas la réponse. En tout cas, free, Cactus Truck l’est indubitablement, dans ses morceaux et dans son jazz. De telle sorte que l’on en devient très vite captif et qu’à son écoute, free, on ne l’est plus du tout. Saisissant.

W
Watt77’06

Soit précisément la durée de l’unique pièce où se mêlent et se toisent quatre clarinettes. Cactus Truck était explosif, tendu dans sa dynamique, Watt explore quant à lui les dédales du mouvement immobile. Long, ténu, introverti, s’est en tendant l’oreille que l’on discerne les variations et celles-ci ont tôt fait de nous enfermer dans leur filet. Car Watt se révèle sacrément hypnotique, dès l’ébauche du souffle jusqu’à sa toute fin. Le drone se densifie, s’épaissit, se dilate, s’égoutte et se dilue sans qu’à aucun moment il ne relâche ses doigts autour de notre cou. On aurait donné beaucoup pour être présent en octobre dans la chapelle du Performing Arts Forum de Saint Erme et savoir qui de Julien PontvianneJean-Brice GodetAntoni-Tri Hoang ou Jean Dousteyssier intervient ou se retient, quel langage ils échangent quand la bouche et les mains sont accaparés par l’instrument. Car c’est bien cela qui frappe en premier lieu, ils sont quatre mais sonnent comme un seul et lorsqu’on détaille les soixante-dix-sept minutes, les micro-accidents sautent au visage et les interventions de chacun se font décisives. Ce n’est pas un long fleuve tranquille et l’unité n’est que de surface, tout se joue en-dessous. Il faut sacrément bien se connaître pour donner vie à un morceau comme celui-ci, pour que les détails prennent corps sans jamais nuire à l’ossature principale, pour que le mouvement naisse de l’immobilité. Se réclamant de Beckett à qui le quatuor emprunte son nom, Watt invite à s’interroger sur la constitution de son souffle comme l’écrivain s’interrogeait sur l’impact de ses mots. La substance n’est jamais là où on l’attend. Magnétique.

MDQ
MILESDAVISQUINTET!Shapin’ With

La référence est ici encore plus explicite que pour Watt : on connaissait Cookin’, Relaxin’, Steamin’ puis Workin’, place aujourd’hui à Shapin’.  Mais là où les deux séances historiques de 1956 (respectivement le 11 mai et le 26 octobre) réunissant le quintet originel (avec John Coltrane au ténor) ont amené les quatre albums précités, celle du 20 mars 2014 n’en a donné qu’un. Il faut dire aussi que le MILESDAVISQUINTET! actuel ne comprend que trois musiciens – Xavier Camarasa (piano percussif), Valentin Ceccaldi (violoncelle percussif, déjà repéré chez Walabix invite Maris il y a quelques mois) et Sylvain Darrifourcq (batterie percussive) – ceci expliquant sans doute cela. Et si l’on serait bien en peine de trouver le moindre point commun entre la musique de Shapin’ et celle de ses glorieux aînés, il n’en va pas de même pour l’esprit qui inonde les deux compositions. Ça martèle, ça tapote, ça cliquette, ça percussionne et ça tambourine à qui mieux mieux dans une frénésie proprement jubilatoire, les morceaux gonflent et gonflent encore pour passer de l’état de simple ruisseau à celui de fleuve en furie. Tout ce petit monde semble transcendé par la musique qui s’échappe de ses doigts, une faconde qui n’a pas dû être tellement simple à mettre en forme d’où probablement le Shapin’ du titre. En tout cas, si le trio paye son tribut aux aînés par le nom qu’il s’est choisi (un clin d’œil potache bien plus qu’une profession de foi, vous l’aurez compris), il semble n’avoir qu’une seule idée en tête : aller voir ailleurs et défricher l’inexploré, quitte à travestir ses instruments pour les faire sonner autrement (on ne reconnaît pas tout de suite le piano ni le violoncelle). Une belle tranche mutante et carillonnante qui virevolte encore longtemps après que le dernier clac se soit tu. Percutant.

CF
Cardine Franches/t

Duo réunissant la basse pelée de Yoann Bellefont et les claviers ténus de Maximien Aldebert, Cardine Franche est tout acquis à la noise pure et dure. Le disque montre un relief des plus accidentés, tour à tour plat et disloqué. Les instruments passent du contrit au furibard en suivant une dynamique étrange qui nous emporte pourtant. Du bruit pur certes mais surtout du bruit sculpté qui de prime abord ne paie pas de mine mais révèle progressivement toute son intensité. Car il va de soi que Cardine Franche aussi est encapsulé tout entier dans sa musique, que basse et claviers s’effacent très vite derrière les ondes dont ils sont à l’origine, qu’ils jouent ensemble certes mais recherchent la friction. Le moteur du duo est l’électricité statique qui résulte de cette confrontation. Une vibration très sombre, presque malsaine, s’échappe de ces C.F, qu’ils aient été enregistrés à la Malterie (M-L) ou dans un château d’eau à Anzin (CH-A). Le duo joue en permanence avec le silence qu’il inclut dans ses pièces au même titre que les instruments de telle sorte que si l’ensemble sonne de manière très aérée, on ne peut que s’y sentir prisonnier. C’est une claustrophobie des plus singulières puisque l’on se sent continuellement cerné par des murs invisibles qui limitent le libre arbitre tout en le plaçant à portée de main. D’où cette impression tenace de pouvoir faire ce que l’on veut de Cardine Franche quand au final, c’est lui qui nous possède et fait ce qu’il veut de nous. Beau poisson tout plat et gaucher, le Lepidorhombus Whiffiagonis que le duo s’est choisi comme totem semble dormir au fond de l’eau alors qu’en fait il vous scrute de ses deux yeux diformes. Intense.

MA
Meurs! + Apolunes/t

Deux morceaux qui ont pour seul nom leur durée. Suraigus et contemplatives, les deux pièces mutent en permanence. Coincées pile-poil entre les frictions de Cardine Franche et le drone métamorphe de Watt même si les armes utilisées ne sont pas du tout les mêmes. Pas de clarinettes, de basses ou de claviers mais à la place des guitares préparées, des saxophones, des cymbales et quelques verres manipulés par deux Eliogabal (Paul Ménard et le BeCoq en chef, Thomas Coquelet) associés à Matthieu Lebrun (saxophones) et Léo Rathier (guitare). Là aussi, méfiez-vous de l’eau qui dort car une fois que le quartet est entré en résonance, on se retrouve écrasé contre le mur, le poids de cent stylets acérés contre la poitrine. Une musique qui desquame les couches supérieures de l’épiderme et fait des ravages dans l’enfoui. Il y a du Eliogabal là-dedans, dans cette façon de faire apparaître des motifs ciselés au milieu d’un océan grouillant de mille bruits indéterminés. Une symphonie de crissements de frottements et de contacts qui tout à coup s’érige en structure que l’on n’avait pas vu venir. Les deux pièces sont évidemment gémellaires mais pourtant, rien dans 8’38 ne pouvait s’insérer dans 30’00 et inversement. Deux histoires différentes qui usent du même langage, la plus courte est rampante et concentrée sur le flou, la plus longue, éruptive et arc-boutée sur la vibration. Le murmure étouffé précède l’onde dévastatrice et au départ simple récepteur, le disque nous transforme progressivement en auditeur accroché au moindre mouvement. Dense.

Voilà qui vient clore le panorama d’un label-laboratoire éclectique et surtout impressionnant. Y a-t-il déjà eu chez BeCoq un disque anecdotique ? On a beau chercher, on ne trouve pas. Dès lors pourquoi réunir ces cinq-là en coffret ? Parce qu’au-delà de leur altérité bien réelle, c’est surtout leur unité qui saute au visage. Pourtant, même si les points communs sont nombreux (le drone, l’exploration et l’énergie pour ne se cantonner qu’aux éléments les plus visibles), chaque disque trace sa voie. Parallèle aux autres certes, mais quoi qu’il arrive singulière. On peut les écouter indépendamment et saisir les détails de chacun mais une fois réunis tous ensemble, c’est une autre cartographie qui apparaît, plus complexe encore, plus dense où les disques se répondent les uns aux autres dans un dialogue aussi mystérieux que fascinant. Un réseau se crée, un réseau dont on détaille les nœuds, eux-mêmes réseau à leur tour.

Une nouvelle fois, on reste bouche bée.

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