Geoffrey Lolli – Il Reste La Douleur

Date de sortie : 02 juillet 2021 | Label : Specific Recordings

« C’est comme si tout l’absurde et l’horreur de cette mort frappaient enfin les esprits de plein fouet » entend-on comme ça au détour du long sample introductif d’Il Reste La Douleur, nouvel album de Geoffrey Lolli, reconstruction après coup des émotions ressenties en 1984 et bien après encore, extrapolation d’une vision d’ensemble alors que les explications demeurent à ce jour toujours incomplètes, librairie intime de ce qu’a provoqué, de ce que provoque encore, « L’Affaire » dans le cerveau et l’enveloppe de G. Lolli. Et a priori dans les vôtres aussi parce qu’il faut bien le dire, les évocations de ce disque trouve un véritable écho dans mon propre cerveau et ma propre enveloppe. Et je suppose qu’il en sera de même pour vous.
À l’époque, du haut de mes douze ans, je ne comprenais strictement rien (c’était absurde, c’était l’horreur) mais j’étais fasciné (c’était l’horreur, c’était absurde). Un corps d’enfant empaqueté et jeté dans une rivière. Un enfant. Empaqueté. Jeté. Des journalistes partout. L’hystérie collective. Un flux ininterrompu de micro-nouvelles (les parents sortent de leur maison, les policiers accompagnent la mère, on interroge les gens du coin, etc.) noyées au beau milieu d’informations plus conséquentes (le Corbeau, le meurtre du principal suspect, l’impasse judiciaire) qui ne permettaient absolument pas de comprendre quoi que ce soit mais qui laissaient ressentir. Quoi ? Aucune idée ? On sent bien ça dans Il Reste La Douleur.
La palette d’émotions y est tout à la fois assez large mais encore plus réduite. C’est triste mais pas trop mais ça l’est quand même pas mal. C’est inquiet aussi. L’Insouciance (flasback) en deuxième position, seul morceau guilleret, permet de mesurer à quel point tout le reste est triste et inquiet. C’est aussi franchement superbe. Et assez étonnant.
Grégory Villemin fait partie de l’inconscient collectif, personne ne l’a connu mais on le connait tou.te.s, chacun.e ne possède de son histoire que des fragments épars, même chose pour l’affaire, et c’est un peu ça que donne à entendre le disque : des fragments épars, comme un long plan séquence qui se transformerait en ellipse à force d’être complètement troué, mais impeccablement mis en musique. Impeccablement parce que c’est exactement l’idée que je me faisais du Corbeau par exemple ou de La Presse Se Déchaîne. C’est à la fois très personnel (ce sont les neurones et les doigts de Geoffrey Lolli, sa science de l’arrangement millimétré, son talent) et très universel (on partage les mêmes images, la même sidération).

Je ne suis pas un grand amateur de score. En revanche, je suis très amateur de Geoffrey Lolli, sans doute parce que ses BO n’en sont pas vraiment. Qu’il s’agisse des ses albums précédents sous l’alias G. Lolli – les merveilleux Capire Il Mistero, Chiaroscuro ou In Movimento – ou Dr Geo – les très chouettes Lo-Fi Studies – il se dégage une vraie patte.
Ce qui l’intéresse au fond, c’est l’illustration sonore et quel instrument sera le plus à même de coller aux thématiques qu’il s’impose ou qui s’imposent à lui. Sa vision de l’Italie, son exploration de l’optigan, ses ressentis et souvenirs face à un fait divers. Là où il impressionne, c’est que sa maîtrise du son et sa large palette instrumentale n’existent pas que pour elles-mêmes. Il donne même l’impression de n’en avoir rien à faire. Ce qu’il couche sur le sillon, ce n’est que lui. Il ne s’agit pas d’en mettre plein la vue, il s’agit juste d’évoquer, de provoquer peut-être, de faire entendre ce qu’il ressent.
Ce n’est pas en écoutant Il Reste La Douleur que vous en saurez plus ou que vous découvrirez qui est l’assassin. Il n’y a évidemment aucune résolution de l’affaire ni aucune prise de position, pas plus qu’une quelconque analyse. Ce n’est pas une chronique judiciaire. Le disque a plus à voir avec la restauration minutieuse d’un vieux polaroïd poussiéreux qui remonte régulièrement à la surface, un truc qui touche à l’enfance mais qui en dit aussi beaucoup sur notre époque actuelle, sur ce qu’on est devenu. L’affaire, pour autant, n’est pas un prétexte. Si ces morceaux existent, c’est parce qu’ils devaient exister. Mais là où beaucoup pensent en mots, Lolli lui pense en musique et c’est bien cette tension entre ce qui sort de ses doigts et pourquoi ça en sort qui rend le tout si personnel, si élégant et universel.
On les ressent bien, La Douleur D’Une Mère, Les Tourments D’Un Juge, on est partagé entre rire et consternation devant Mon Beau-Frère, L’Est Innocent, en lui en voulant à elle comme on s’en veut à soi ou qu’on en veut aux journalistes, on reste interdit devant Le Corbeau et ainsi de suite, complètement au diapason de la musique qui touche autant à Morricone qu’à Carpenter ou Vannier (ce qui permet en passant de situer le niveau).
Bref, une nouvelle fois, on se retrouve face à un drôle de truc : BO d’un film qui n’existe pas mais dont tout le monde connait les images, suite de vignettes émotionnelles qui n’appartiennent qu’à soi mais seulement à son auteur, beau disque qui vise juste et qui, une fois n’est pas coutume chez Specific, est parfaitement représenté par sa pochette : Grégory n’existe pas, c’est juste l’univers.

(leoluce)

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