Les habitudes reprennent vite le dessus. Autant dire qu’on est très en retard concernant celui-ci. Pourtant, comme tout ce qu’a pu sortir Massicot jusque-là, il retrouve plus que régulièrement le chemin des enceintes et résonne souvent. Dans le même temps, c’est vrai qu’on est très en retard mais le groupe n’est pas non plus des plus pressés. Morse remonte tout de même à 2015. Entretemps, Massicot a néanmoins sorti un très épatant EP (en dehors de sa pochette, hein) en 2016 et un très chouette split avec Housewives (avant que ces derniers ne s’égarent quelque peu) en 2017 (et dont on retrouve le morceau d’alors dans la tracklist d’aujourd’hui) et finalement, à la réécoute, ces deux là étaient annonciateurs de la teneur de Kratt.
Pourtant, rien ne vient fondamentalement changer la donne. C’est vrai, le violon a disparu après Morse et les Massicot ne sont plus que trois mais le travail sur le rythme est toujours aussi ahurissant et chaque titre empile un nombre incalculable d’idées alors que le rendu demeure drastiquement ténu. Le grand paradoxe de Massicot est ainsi préservé : c’est très sec et même tout pelé mais les morceaux renferment en réalité une foultitude de détails qui s’enchevêtrent les uns aux autres dans une luxuriance qui n’est jamais évidente de prime abord. Et puis, on retrouve aussi cette science du groove que l’on ressent au plus profond de l’épiderme. Impossible de ne pas bouger – au minimum, la tête dodeline – à l’écoute des dix occurrences de Kratt et on se retrouve bien vite comme un pantin ridicule et désarticulé à piétiner son libre-arbitre tout en esquissant des mouvements gauches et désordonnés. La musique de Massicot préserve ainsi sa capacité à transmettre sa vibration intrinsèque et très singulière au corps tout entier.
Pourtant, encore une fois, le paysage est majoritairement pelé et économe mais il est surtout incandescent et brûle d’un feu invisible que l’on ressent néanmoins complètement. Il amalgame tout un tas de folklores dans un mouvement où les continents dérivent à l’envers, se rejoignant pour former une Pangée idéale et millimétrée où l’Europe rencontre l’Afrique, le Moyen-Orient, l’Asie et l’Amérique latine sous l’égide d’un post-punk ouvert aux quatre vents. Kratt mélange, éparpille, emprunte à droite à gauche, vise tous les azimuts au même moment sans jamais sonner comme un patchwork sans cohérence ou une pâle resucée. Il y a beaucoup d’intelligence et de finesse là-derrière et pourtant, Massicot préserve en permanence sa spontanéité et sa liberté si bien que l’on ne sait jamais où le disque nous mène.
Kratt est sinueux mais bâti sur des éléments simples, sculptés et rabotés suffisamment pour qu’ils s’emboîtent pile dans les autres sans perdre leur forme originelle. Basse, guitare, batterie et voix semblent réduites à leur plus simple expression tout en sonnant comme ce qu’elles sont et une fois que l’une rencontre l’empan des trois autres, elle dépasse systématiquement ce qu’elle joue. Les bongs deviennent pleins et profonds, le tchak-poum n’est plus seulement métronomique et la guitare exsude des larmes de scalpel répétitives qui hérissent et électrisent le tout. Les voix dont on ne comprend pas grand chose agissent comme des mantras mystérieux et automatiques qui apportent beaucoup. C’est le grand truc de Massicot ça. Chacune semble jouer à l’économie mais on se rend bien vite compte que la sécheresse n’est que de façade et qu’il se joue une alchimie très particulière dans les nœuds et ramifications multiples qui soutiennent le squelette.
Et puis, on retrouve aussi ce goût pour la mélodie inattendue et bleutée déjà croisé chez Hyperculte ou Tout Bleu même si Massicot est loin de leur être strictement gémellaire. C’est un collectif qui ne peut évidemment être réduit à la seule Simone Aubert, Māra Krastiņa et Colline Grosjean y sont tout aussi essentielles. Mais il y a néanmoins quelques réminiscences chamaniques et hypnotiques des deux précités insérées dans Kratt et au bout d’un moment, on ne sait plus très bien où l’on se situe dans le disque. Il sautille, trépigne, rebondit dans la boite crânienne, s’interrompt pour reprendre de plus belle et finalement, ne s’arrête jamais.
Il y a du ESG, du Talking Heads aussi, quelques poussières de dub et de harsh et des accents kraut chevillés à un post-punk en permanence sur la corde raide et on souvent l’impression de voir un réseau se constituer derrière les yeux, reliant entre eux des éléments très disparates pour au final ne ressembler à rien d’autre qu’à lui-même. On est loin de Morse qui lui-même s’éloignait pas mal de l’éponyme mais on est tout de même en territoire connu puisque, concernant Kratt, l’inconnu est de mise.
Mais arrêtons là tous ces mots qui, au mieux, ne font qu’effleurer toute la singularité et l’essentialité de Massicot (et au pire, ne servent à rien) pour replonger tête la première dans les stridences d’A, Sulca Kungs, Cuska ou Kokteilis avant la Fin Du Monde, pour voyager en Indonezia avant de pleurer sous le Saule, le disque étant évidemment bien plus important que tout ce qu’on peut en dire.
Impressionnant, incontournable et vital.