Polymorphie – Cellule

Les neuf pièces vives et tumultueuses de Cellule se déploient chacune sur un texte évoquant l’incarcération. On y côtoie Oscar Wilde, Jean Zay, Albertine Sarrazin, Paul Verlaine et un inconnu, Xavier. Chacun prête son prénom, sa poésie et ses mots aux morceaux, Polymorphie se charge de la musique. Deux saxophones altos, des claviers, une guitare baryton, une batterie et une voix suffisent à planter un décor qui se superpose parfaitement à la thématique convoquée. Le disque happe. Emprisonne. Enferme. La voix, crâne et orgueilleuse le plus souvent, susurrée ou à peine murmurée parfois, y est pour beaucoup mais du côté des compositions, c’est aussi assez sidérant. Très dense mais aussi très aérée, leur architecture offre une multitude de détails s’emboîtant les uns dans les autres. Partant d’un free-rock tendu, elles se métamorphosent en drones rampants sans jamais donner l’impression de s’éparpiller en cours de route. Pourtant, la variété est de mise ici et pas un morceau ne se ressemble mais quel que soit le registre, Polymorphie s’y montre pertinent. C’est qu’on ne s’appelle pas ainsi par hasard. Alors oui, malgré la thématique imposée, Cellule est polymorphe. On pouvait craindre que le propos ne fige le tout, que le dispositif – emprunter ses mots à d’autres qui savent bien ce qu’ils disent et le disent vraiment bien – engonce le disque dans des habits très solennels et rigides mais le collectif injecte bien trop de liberté dans sa musique pour laisser le concept écraser le tout. Un parfait équilibre qui donne de très beaux morceaux.

Il faut dire aussi que Polymorphie n’en est pas à son coup d’essai. Aguerri, le sextet lyonnais s’était déjà frotté aux textes de Nick Cave sur Voix. Les armes étaient pratiquement les mêmes (le collectif était alors septet) et la musique tout aussi enveloppante que celle d’aujourd’hui. Habitée par la même tension, par la même rage contenue. Cellule poursuit la voie entamée alors. Tiraillés entre une batterie féline, des claviers martiaux et une guitare aiguisée, les saxophones s’appuient l’un sur l’autre pour offrir une belle étoffe dans laquelle vient s’entortiller la voix. Une ossature qui promet de belles combinaisons : parfois, ce sont les claviers qui mènent la danse (Jean), parfois c’est la guitare agrafée aux altos (Albertine) ou seulement les deux saxophones (Paul), à d’autres moments encore, on suit plutôt la scansion habitée de Marine Pellegrini (Xavier et presque tous les OW). Un jeu subtil où chacun occupe subrepticement les devants du spectre sonore pour mieux laisser tous les autres ferrailler joliment dans l’arrière-plan. Ainsi, la densité se retrouve aussi bien dans les textes que dans la musique et l’on en vient à vouloir tout détailler de peur d’en perdre la moindre miette. Et tout cela sans la moindre once de lourdeur. Il était pourtant facile de sortir les gros sabots devant un tel sujet, d’y injecter force fioritures pour modeler des compositions redondantes aux mots qu’elles encerclent or, rien de tout ça ici, même pas le plus petit bruit de serrure ou de barreau. Avec beaucoup de retenue et d’élégance, avec ce qu’il faut d’instinct aussi, Polymorphie déroule des morceaux qui traduisent simplement l’incarcération. On sent déjà une belle sensibilité derrière le choix des textes, on la sent encore plus en écoutant cet amalgame urgent de jazz, de noise et d’électro, de brume et de nuit. Disque écorché mais surtout vif qui dit si bien le béton froid, l’aliénation et la solitude, l’enfermement à double tour, que ce soit dans une pièce ou en soi-même, Cellule impressionne.

Romain Dugelay (déjà croisé dans Bigre ! et Kouma) – à qui l’on doit les compositions de Polymorphie  est très bien entouré : Clément Edouard (des fabuleux Lunatic Toys entre autres, dont le dernier Ka Nis Za tourne perpétuellement sur la platine – on en reparlera sûrement), Erotic Market (Lucas Garnier et Marine Pellegrini), Damien Cluzel (Kouma et uKanDanZ), Léo Dumont (Kouma) , tous impliqués de près ou de loin dans la passionnante et active nébuleuse Grolektif, se connaissant par cœur et donnant invariablement naissance à des enclaves intenses et dynamiques dès qu’ils se retrouvent. Les réussites sont nombreuses (il n’y a même que ça) mais certains morceaux s’extirpent du lot : OW1 en ouverture pour son évidence mélodique et le scalpel de son enchevêtrement, Albertine pour sa tension larvée, rampante et malaisée, Paul pour son élégance virevoltante, OW4 pour sa voix fantomatique s’arrachant d’une belle rudesse. Cellule s’équilibre ainsi en permanence entre enclaves minimalistes, ténues et morceaux plus rudes et explosifs et se faisant, nous enferme irrémédiablement derrière ses barreaux. Une musique libre pour signifier l’enfermement. Pas le moindre des paradoxes. Une gageure même. Négociée haut la main.

 Remarquable.

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