D’un côté, Werktag, trio zurichois (le saxophone de Tobias Gerber, le piano de Rafael Rütti et les percussions de Sebastian Hofmann) à la curiosité exacerbée, explorant sans relâche ce que peut donner la friction entre improvisation et composition. De l’autre, deux figures de l’intransigeance, suisses elles aussi, ayant prêté leur saxophone et leur créativité à pléthore de projets : Alex Buess et Antoine Chessex. Ces deux derniers composent pour les trois premiers et le résultat de cette confrontation est tout simplement magistral. Le goût immodéré du trio pour le volume à tendance maousse s’épanouit pleinement au cœur des reliefs piégeux imaginés respectivement par Buess et Chessex. Et si l’on a de prime abord l’impression que rien ne se passe, c’est bien évidemment tout l’inverse qui se produit. En revanche, cette impétueuse musique demande une écoute attentive sous peine de n’en saisir que l’empreinte alors que la substance se déploie en-dessous. Percussive et crissante, la composition de Buess devient une épopée tribale et celle de Chessex, multiple et tendue, un film abstrait. Deux pièces éminemment cinématographiques, suscitant nombre d’images dans le cortex, deux pièces dont la confrontation tient en haleine puis fascine. Parce qu’il y a beaucoup de profondeur dans ce split et une fois que les premiers mouvements se dessinent, impossible de ne pas aller jusqu’au bout. Shattered Grid (Buess) peut bien sûr s’envisager indépendamment de Furia (Chessex) mais pourtant, lorsqu’on les écoute l’une sans l’autre quelque chose vient à manquer. Les deux pièces se répondent, ou plutôt s’assemblent et façonnent une sphère hermétique qui encapsule complètement.
Alex Buess n’a pas seulement fourni une ossature, il s’est également chargé de l’enregistrement et des manipulations consécutives à celui-ci. Sa pièce en porte les stigmates : impossible de reconnaître le moindre instrument. Ils sont pourtant bien là, captés sur le vif, acoquinés à des sonorités synthétiques puis rendus méconnaissables par un jeu minutieux de filtrage, élongation et raccourcissement. Puis le tout est balancé dans la pièce, enregistré et retravaillé après coup. Dans ces conditions, le long cours ne vient jamais. Shattered Grid, comme son nom l’indique, est complètement brisé. Pourtant, fragment après fragment, l’extrême dislocation donne naissance à un ensemble très cohérent. Il y a déjà beaucoup à explorer dans l’agencement de tous ces petits bouts se grimpant les uns sur les autre, s’étreignant ou se chassant sans ménagement. L’aspect percussif vient d’ailleurs de là bien plus que des percussions. Mais prenez un peu de hauteur pour tenter de saisir l’ensemble et c’est une tout autre pièce qui apparaît. Une pièce dont le mouvement imite celui du ressac, petite vaguelette lointaine et inoffensive au départ se muant progressivement en quelque chose de plus gros à mesure qu’elle se rapproche de l’épiderme. Contre lequel elle finit par se fracasser sans ménagement.
L’approche d’Antoine Chessex est tout autre. Pour commencer, le jeu de Werktag n’est pas échantillonné ni manipulé et on en reconnaît sans peine le piano, les percussions et le saxophone. Au début en tout cas. Car Furia est mouvant et petit à petit, tout s’agglomère. Le drone gonfle et gonfle encore jusqu’à devenir un mur épais et grondant qui finit par s’évaporer à la toute fin. Ce n’est plus le mouvement du ressac cette fois-ci mais plutôt celui de la mise au point allant du flou à la netteté pour finir par le très gros plan. Une logique de l’amoncellement où chaque instrument finit par se fondre dans l’ensemble dont il est pourtant partie prenante, jusqu’à disparaître totalement. C’est typique d’Antoine Chessex, cette façon d’aller plus loin que l’outil pour se concentrer sur sa trace, d’amplifier sa faconde jusqu’à ce qu’on ne sache plus très bien ce qui en est à l’origine. C’est en ça que Furia est complémentaire de Shattered Grid : Buess manipule le média, Chessex altère l’information et chacun trouve en Werktag un terrain de jeu particulièrement plastique et malléable. Tous devaient donc se rencontrer.
Et puis, il est difficile de ne pas voir une connexion entre Alex Buess et Antoine Chessex. Ils n’appartiennent pas à la même génération mais tous deux montrent un parcours riche et éclectique : hardcore, noise (au sein des fabuleux Ice, God, The Bug ou de son propre groupe 16-17 pour le premier, sous son propre nom ou avec les magistraux Monno pour le second, listes bien sûr non exhaustives), jazz déviant, musique contemporaine, expérimentation et la même attirance pour la manipulation du son, haché menu, trituré, amalgamé et pour finir, fortement altéré sous leurs doigts. Finalement, bien plus qu’un split, c’est un document que A Tree In A Field Records nous fait parvenir puisqu’on peut voir une forme de filiation entre Buess, Chessex et Werktag, une généalogie qui devient évidente à l’écoute des deux longues pièces, bien que chacune soit conçue pour être indépendante de l’autre. De multiples niveaux d’écoute, une densité dans les compositions mais aussi à l’intérieur du triangle formé par les intervenants – triangle qui se multiplie sur la pochette noir et blanc – et donc une profondeur abyssale.
Sans doute pas ce qu’il se fait de plus facile mais assurément ce qu’il se fait de plus enthousiasmant.