Date de sortie : 21 janvier 2022 | Label : Crazysane Records
D’emblée, on retrouve la même pochette rétro-sci-fi organique et le message semble clair : The Damaged Organ se place dans la continuité d’I Don’t Want It Darker. Les premières écoutes confirment : voix rêveuse et lointaine, claviers doux-amers, un peu moins de guitares semble-t-il est toujours cette grande capacité à enfermer les neurones dans une bulle de mercure légère comme le plomb. Rien à faire, ça cueille. L’alchimie étrange joue à plein, agrafant ensemble des choses très opposées sans qu’AUA ne se tienne jamais au milieu : c’est léger et lourd en même temps, triste et joyeux, sombre et plein de couleurs, rêveur et pragmatique, invertébré et structuré.
En même temps.
Toujours l’impression d’entendre une version ultra-neurasthénique des B-52’s sans les sirènes hurlantes et se foutant complètement des fruits de mer où Can viendrait de temps en temps dés/réorganiser la fête triste. Ça palpite et ça vibrionne mais toutes ces gerbes chamarrées visent systématiquement le fond et la musique d’AUA, plus que jamais, donne l’impression de provoquer beaucoup à partir de pas grand chose.
Les nappes percent l’espace mais finissent toujours par vriller à moment donné en rejoignant le parterre, les guitares surf épuisées se mêlent à des arpèges que ne renierait pas Carpenter, la rythmique motorik reste sèche et psychorigide et tout ce petit monde se retrouve très vite les yeux rouges à scruter le fond du verre. En provoquant un effet bœuf.
Ça décentre, ça désoriente mais en renvoyant plus sûrement encore à l’intérieur de soi. « Leave your own at the door/It’s the right way in » conclut d’ailleurs parfaitement le groupe sur l’ultime (et formidable) Inferior (Glowing One, Pt. 2), manière d’expliquer qu’AUA manipule l’aliénation, la leur, la mienne, la nôtre. « A leak in the unsaid opens up wide/But I’m way too concerned to go alone » prévient-il encore ailleurs et tout cela se révèle programmatique tant The Damaged Organ et par extension, tout AUA, malaxe le non-dit. C’est bien pour ça qu’il est si difficile de circonscrire ce que le duo joue, d’expliquer sur quoi ça appuie et ce que ça provoque : c’est fantomatique tout en ayant un sacré poids, c’est enveloppant mais invisible et tout le temps contradictoire. Bref, comme I Don’t Want It Darker, The Damaged Organ est là pour un petit bout de temps.
D’autant plus qu’AUA semble avoir encore repoussé les limites de son espace, ce dernier devenant de plus en plus infini. Du coup, tout y est prototypique mais tout va encore plus loin : les nappes concentriques (No One Famous Ever Came From Here ou Islands Song avec Anika), l’amertume rêveuse (Post Human Blossom, Wrong Adress), l’entrechat suspendu au-dessus du vide (Malformed), l’inquiétude diffuse (tous les morceaux) et tutti quanti. Le groupe finit de façonner sa patte et elle n’appartient qu’à lui.
Henrik Eichmann et Fabian Bremer malaxent une substance étrange, énigmatique, habillent leur puzzle kosmische de petites touches de pop et d’électro (et réciproquement) sans que l’ensemble ne soit strictement l’un ou l’autre et on se demande souvent comment on peut être accroché à un truc aussi flou et fuyant. Comment on en vient à accepter des accents aussi suspects, des trucs qu’on tient à distance respectable habituellement (le côté presque gnangnan d’un morceau comme Buffout par exemple, pas loin d’être pourtant l’un de ceux que je préfère). Comment le duo réussit à rendre si dense une matière si pelée et ténue.
Une nouvelle fois, AUA fraie dans l’énigmatique, embrigade les neurones, leur jette un sort. Chaque fois que l’on tente de détailler un morceau, il marque par sa grande simplicité et son côté sec, dès qu’on prend un peu de hauteur, tout devient dense et complexe. Rien ne s’extrait vraiment, il n’y a pas réellement de moments forts, tout se joue dans l’ensemble.
Une nouvelle fois, AUA élabore une merveille d’équilibre dont on continue à ne pas comprendre grand chose mais qui s’impose durablement sans avoir l’air d’y toucher et comme pour le précédent, on n’a pas fini d’en scruter les moindres recoins en pure perte. Et si on ne sait pas trop quel est l’organe endommagé promis par le titre, les symptômes de son dérèglement ont bien de la gueule.
La conclusion reste donc la même : étrangement fascinant.
(leoluce)