Louis Jucker – Kråkeslottet

Pas vraiment le premier venu, Louis Jucker. Prolifique, on le retrouve impliqué dans un nombre impressionnant de projets et même si on ne s’amusera pas à les énumérer, on citera au hasard Coilguns ou Autisti. Aussi éloignés l’un de l’autre comme ils le sont de ce nouvel album en solitaire. On ne retrouve sur Kråkeslottet ni le jusqu’au-boutisme forcené des premiers ni la décontraction fuselée des seconds. Ici, on est plutôt sur des terres folk arides et froides. De prime abord, rien ne fait beaucoup de bruit. La voix est fragile, à peine poussée et semble s’extirper du bout des lèvres. Les morceaux eux-mêmes font mine de disparaître comme ils étaient apparus, dans un nuage de buée. On s’attache aux bruits qui emmitouflent la musique, le parquet qui craque, les rires enfantins, le frottement de l’épiderme sur le nylon des cordes, le souffle exténué de l’orgue, le vent, le silence. C’est parfois très solennel – A Modest Feast – parfois un peu plus enlevé – Seagazer – mais toujours intimiste comme si tout se composait et s’enregistrait devant nous, au moment même de l’écoute. Ça sonne très naturel et rien ne vient pervertir la griffe des instruments – nombreux – qui participent à la construction de ces estampes croquées sur le vif. Ne cherchant jamais à flatter l’oreille, Kråkeslottet agrippe pourtant : les mélodies en clair-obscur qui agissent comme un poison lent, l’économie partout qui flinguent la moindre seconde inutile, le goût pour l’accident qui pousse quelques gouttes de piano à converser avec le vent… Ce qui apparaît en filigrane au fur et à mesure que les polaroids s’enchaînent, ce qui ne fait aucun doute à la toute fin de ce Merry Dancers fermant le ban, c’est le talent de Louis Jucker.

Il en faut beaucoup pour rendre attirant un tel écorché. Les contours sont flous, les morceaux ne ressemblent jamais vraiment à des morceaux et sont construits au petit bonheur la chance avec ce qui se trouvait là au moment où se manifestait l’idée qui les a vus naître : piano, cithare, machine à écrire, os de baleine, bois et j’en passe. Capté à l’aide d’un enregistreur ( « a 6-tracks digital portable recorder » ) et d’une poignée de micros dans le froid polaire du nord de la Norvège alors que Louis Jucker séjournait dans une maison qui a d’ailleurs donné son nom au disque, Kråkeslottet dit très bien l’environnement où il est apparu, dit très bien également l’urgence créative qui torréfie son auteur. Parce que le disque n’a beau jamais se presser, c’est bien l’urgence que l’on ressent, l’impératif absolu, comme s’il fallait absolument capter ce qui sort de ces doigts au moment où ça sort sous peine d’être moins vivant voire de ne plus exister. C’est bien ça aussi que transmet cette poignée de morceaux et c’est sans doute ce qui explique l’attachement un peu surnaturel – encore une fois, très objectivement, rien ne vient flatter l’oreille – qui nous relie à eux. Les field recordings associés à l’enchevêtrement acoustique des arrangements, la préservation de l’essentiel, le climat ciel de traîne, la beauté simple travaillent l’espace et le temps, les enferment dans une bulle, une enclave autonome qui ne dure que le temps du disque et se délite dès qu’il est fini.

Salutaire.



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