Polymorphie – Claire Vénus

Polymorphie ter. On reprend peu ou prou la même formule et ce faisant, on la fait évidemment muter. Tout d’abord, comme pour le précédent par rapport à celui d’encore avant, le collectif se resserre : ils étaient sept pour Voix puis six pour Cellule et ne sont aujourd’hui plus que cinq. Le trombone de Simon Girard remplace le saxophone de Clément Edouard, les claviers de Lucas Garnier sont dévolus à Romain Dugelay qui fait également résonner son baryton. Tout cela impacte forcément la musique de Polymorphie. Au même titre que la thématique qui irrigue la moindre parcelle de Claire Vénus : l’amour.
Du coup, dès l’entame, si l’on retrouve tout ce qui fait l’ordinaire peu ordinaire de la formation, on ne le retrouve pas tout à fait non plus. Indéniablement moins tendu que Cellule par exemple mais un peu plus métamorphe aussi. C’est un bréviaire de la relation amoureuse mis en musique : les étoiles dans les yeux, l’accoutumance, les premiers coups de gueule, la douleur, le désenchantement, le sursaut, le long fleuve jamais tranquille.
Toujours les mots empruntés à d’autres (pêle-mêle et sans être exhaustif, Pablo Neruda, Léonard Cohen, Pasolini, Anna de Nouailles, Eugene Guillevic entre autres) qui donnent leur prénom aux morceaux, les moments où la musique se tait et laisse Marine Pellegrini simplement lire quelques extraits de la correspondance houleuse mais passionnée (et passionnante) entre Anaïs Nin et Henri Miller, la musique polymorphe alternant trouble, coups de boutoir, atermoiement et apaisement, passant d’un coup du free-rock le plus désossé au jazz orthogonal qui devient libre et sauvage en un instant avant de s’aplatir en drone inquiet : il se passe une infinité de choses dans le disque et en face, on reste en permanence captif.
Comme si le flot tumultueux débordait du cadre, appuyait sur l’encéphale et manipulait notre propre cœur d’artichaut.

D’emblée, c’est Louise (Labé) et ça happe : ça gronde, ça vrille, ça agrippe, ça s’échelonne et puis ça s’apaise d’un coup pour laisser la place à Marine Pellegrini qui déclame avec une forme de tendresse mêlée d’épuisement ce « Et quand je suis quasi toute cassée, Et que me suis mise en mon lit lassée, Crier me faut mon mal toute la nuit » s’accordant parfaitement à la tempête que ces derniers mots déclenchent. Une nouvelle fois, on sent très vite la musique qui s’accorde aux textes (très bien choisis), le jeu puissant du trombone et du baryton, la rythmique toujours élastique qui caresse et laboure, les claviers en surchauffe et la guitare dont l’apex ne s’interdit rien (le solo de Marceline). Tout est agrafé et c’est en permanence tumultueux.
On passe d’une sorte de marche funèbre (MA [Genest]) à un un orage répétitif (Pablo [Neruda]) puis à une enclave charmante (Leonard [Cohen]) ou une tempête percussive (Marceline [Desbordes Valmore]) et le plus souvent, au sein du même morceau. Quoi de plus parlant pour illustrer une relation amoureuse ? Y mettre toute sa sensibilité, sa rage, interroger sa machinerie interne et s’en servir pour irriguer sa musique, s’appuyer sur le collectif pour exprimer les nuances, la complexité, les courants contraires et au final, proposer une empreinte fidèle qui dit aussi bien que les images ou les mots.
Une nouvelle fois, Polymorphie fait mouche. Sans doute moins immédiat que les précédents qui agrippaient sans attendre mais ça agrippe tout de même et pour longtemps. Pour ma part, je découvre à chaque fois des recoins inexplorés jusqu’ici, des trucs que j’avais laissés de côté : les interludes dévoilent une histoire dans l’histoire, construisent du lien alors qu’au début, ils avaient tendance à m’agacer. Ils dessinent le disque en train de se construire. Même chose du côté des compositions que je trouvais de prime abord trop douces alors que pas du tout. On identifie bien le côté Kouma-esque et certains moments sont d’une sauvagerie exacerbée très prenante (Anna [de Nouailles], Paul [Eluard]), d’autres font très bien ressentir le vénéneux, la part d’ombre contenue en creux dans n’importe quelle relation, aussi fantasmée soit-elle (Pier Paolo [Pasolini]).

C’est bien ce qui touche en profondeur avec Claire Vénus : au bout du bout, ce qu’on y entend, c’est la vie et non pas le roman de celle-ci.

Chapeau bas.

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