Tombouctou – Tricky Floors

Date de sortie : 03 février 2023 | Labels : Araki Records, Atypeek Music, Cheap Satanism Records, Day Off Records, Hidden Bay Records, Last Disorder, Permafrost, Pied De Biche, Poutrage Records

Partant du plafond calciné, le regard rejoint le parterre. Tout ce qu’il croise est sidérant. De la maison en flammes de 2017 (Ceiling Coast) ne subsistent plus que les fondations jonchées d’objets divers, de restes de mobilier et de fragments épars ayant miraculeusement échappé au grand incendie. C’est vrai, la bâtisse a disparu mais elle est pourtant encore bien présente. Éparpillée au sol. Reconfigurée. Les murs évaporés, on voit désormais ce qu’ils cachaient. Pas complètement mais on devine. Et même dans cet état là, Tombouctou demeure superbe.
Inutile d’y aller par quatre chemins, Tricky Floors, deuxième album du trio, est exceptionnel. S’il n’a rien à voir avec le premier, il est pourtant tout pareil et provoque le même attachement immédiat mais durable. Il ne se révèle pas d’emblée, se construit plutôt par amoncellement de petits détails, semble tout tordu de prime abord et le reste tout du long mais au bout d’un certain temps, on voit bien comment tout s’insère, s’emboîte, se cale en équilibre précaire sans jamais se casser la gueule. Les circonvolutions habitées du chant, l’apex fou de la guitare, les lacérations félines de la batterie s’entremêlent pour construire huit morceaux hallucinants, partagés entre colère froide, tristesse noire, grosses bulles de vie, contemplation inquiète.
Il s’y passe en permanence mille choses alors qu’ils ne sont que trois et Tricky Floors prend systématiquement par surprise : un cri inattendu, un riff étrange, un vrombissement impromptu, la batterie subitement en retrait et j’en passe. Ça, c’est quand on détaille les morceaux parce qu’entre eux, ils n’ont déjà rien à voir et passent en un clin d’œil de pic en abysse, abandonnant d’un coup leurs oripeaux noise tordus (Fighters) pour une déferlante sludge hardcore (Unusual Mabel) avant de se réincarner en plage psyché solaire (Claps On Waves) et, là aussi, j’en passe.

Les trois Tombouctou se sont tellement bien trouvés qu’ensemble, ils ne font qu’un. Chacun peut bien faire ce qu’il veut, changer subitement d’azimut, décider de suivre l’un des deux autres ou rester bien groupé, la dislocation n’est jamais totale. In fine, les morceaux restent toujours ce qu’ils sont : de vrais morceaux, à l’ossature peut-être alambiquée mais ne se dérobant jamais, avec un vrai début et une vraie fin, expulsant des vraies choses qui méritent d’être expulsées.
J’aime être complètement perdu dans Tricky Floors comme j’aime m’y retrouver. J’aime m’y sentir perturbé comme à ma place. Je loue le groupe de se positionner tout à côté d’Oxbow ou d’Enablers (entre autres, hein, il y a aussi parfois un côté Cocteau Twins) sans jamais sonner comme autre chose que Tombouctou. Je lui en veux par contre de me faire écrire des trucs pareils et de m’obliger à taper tout de suite dans les superlatifs et la plus totale subjectivité alors qu’il faudrait rester nuancé pour lui rendre service. Dire par exemple que la guitare fait de merveilles, se dédouble et se triple. Ou que Lisa Cockrell n’a peur de rien et déploie sa voix dans toutes les dimensions ; crie, feule, engueule et invective, parfois aux limites de la justesse mais toujours complètement dedans. Que les patterns de batterie sont métamorphes et sonnent instinctifs alors que tout est systématiquement bien calé. Que le son – naturel et très détaillé – place le groupe tout à côté de l’oreille en n’atténuant rien.
Pourtant, à l’écoute, même si tout cela est vrai, on s’en fout complètement. Ce qui importe, c’est que la félinité de Tombouctou griffe l’épiderme et se diffuse comme un poison lent. Ce qui est importe encore, c’est ce que Tricky Floors provoque, comme cette impression étrange de ne l’avoir pas assez écouté alors qu’il a déjà beaucoup tourné. Mais les géniaux Watermelon Snow, Fighters ou Ring My Bell et tous les autres (remarquables eux aussi) se dérobent comme des anguilles. Ils commencent et finissent toujours ailleurs, ouvrant des tiroirs dans les tiroirs, révélant petit à petit leur grande densité.

Sur la pochette (que l’on doit au batteur), les trois Tombouctou tournent le dos, derrière eux et devant nous, c’est le bordel. On ne sait pas trop quoi en faire mais on ne peut s’empêcher de le détailler. Un parfait résumé du disque qui colonise le réseau interne pour en devenir un nœud indélébile.

leoluce

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